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— Mais si Emmelina ne veut pas de vous ?

— Ce sont là des caprices de jeunes filles auxquels des hommes sages tels que vous et moi ne doivent pas s’arrêter. Comme père, il doit vous suffire d’avoir une confiance entière en ma probité.

— Mais je ne vous connais pas !

— Et comme sujet, reprit Cabarot d’une voix haute et grave, vous devez obéissance à l’Empereur.

Irnois sentit passer dans ses membres un frisson d’épouvante. Il se trouva si fort à la discrétion de Cabarot qu’il fut sur le point de tomber à ses pieds et de lui demander pardon.

— Eh bien ! à quand le contrat ? reprit l’impassible épouseur.

— Quand vous voudrez.

— Je vais donc passer sur-le-champ chez mon notaire et lui donner ordre de s’entendre avec le vôtre. Nous serons aisément d’accord. Vous n’avez pas d’autre héritier que la future comtesse Cabarot ? C’est très bien ! Adieu donc et à demain !

— Je voudrais, s’écria Irnois, quand le conseiller d’Etat ne fut plus à portée de l’entendre, que tous les diables pussent te tordre le cou dans la nuit !


V

La pauvre Emmelina demanda aussitôt après le départ du comte à rentrer dans sa chambre, et toute sa famille était vraiment trop affectée et étonnée pour avoir la force de contrarier, même

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par une simple observation, les volontés de celle qui produisait sur tous ses entours à peu près l’effet touchant d’une martyre.

L’évanouissement s’était dissipé comme tout se dissipe, mais en laissant la jeune fille une torpeur physique et une sorte de désolation dont on pouvait aisément se rendre compte en la regardant. Elle était beaucoup plus pâle que d’ordinaire, et ses yeux avaient perdu l’éclat particulier dont tout le monde avait été si surpris autour d’elle depuis quelque temps. Evidemment, à l’exaltation avait succédé l’abattement ; au délire d’une espérance inconnue, un désespoir dont il était impossible de concevoir la cause. On n’y comprenait rien ; et, pour tout dire, ce fut presque avec satisfaction que Mme Irnois et ses sœurs virent s’éloigner l’objet de toutes leurs tendresses ; car, en sa présence, on ne pouvait qu’accumuler des questions qui restaient sans réponse ; et, en son absence du moins, on avait toute liberté d’épuiser les différentes séries de commentaires et de suppositions dont les imaginations féminines ne sont jamais privées. C’était peu de chose sans doute pour arriver à la découverte de la vérité ; mais c’était beaucoup pour se consoler d’un mal que l’on croyait irrémédiable, puisqu’on en ignorait la source et qu’on ne prévoyait pas même pouvoir la découvrir.

— Avec toute autre qu’Emmelina, disait la mère désespérée, il y aurait un moyen quelconque d’obtenir des confidences ; mais cette petite fille est tellement taciturne que jamais on ne parviendra à la faire parler, Et cependant, comment se résoudre à ignorer pourquoi elle était si joyeuse depuis quelque temps, pourquoi l’idée d’épouser M. le comte a paru d’abord lui faire si grand plaisir, et enfin pourquoi, lorsqu’elle a vu ce même prétendu qu’elle attendait avec tant d’impatience, elle est tombée dans un tel chagrin, et n’a seulement pas voulu le regarder ? A-t-on jamais imaginé des parents plus malheureux que nous ? Pour moi, je ne crois pas qu’il en existe ; et si j’avais jamais pu prévoir que ma propre fille manquerait à ce point de confiance envers moi, j’aurais maudit mille fois déjà le jour où elle est née.

— Ne dites pas de sottises ! s’écria M. Irnois qui rentrait dans la salle à la fin de cette tirade. Cette petite me paraît assez désolée sans qu’il soit besoin de l’accabler d’injures. Je voudrais pour tout au monde n’avoir pas fait fortune et que l’Empereur n’eût jamais entendu parler de moi. Je ne serais pas forcé de donner mes écus à ce M. Cabarot.

Tandis que père, mère et tantes se désolent à loisir et se chamaillent entre eux, suivons Emmelina dans sa chambre. À peine y est-elle arrivée, à peine s’est-elle placée dans son fauteuil dans l’angle ordinaire de la fenêtre, qu’elle renvoie Jeanne, et lorsqu’elle se trouve seule, bien seule, elle ouvre les battants de cette croisée que presque toujours on laissait fermée ; ses yeux glissent un regard avide dans l’intervalle, et à mesure qu’elle contemple un point sur lequel semblent fixées toutes les forces de son âme, la rougeur reparaît sur ses joues, le feu, l’animation dans ses prunelles, le sourire sur ses lèvres, l’existence, la vie dans tout son être. La malheureuse fille ne semble plus vivre de sa vie ordinaire. Il semble, à la voir, qu’elle soit en quelque sorte transfigurée ; c’est bien la même personne, si l’on veut, ce n’est plus le même individu ; c’est bien Emmelina, mais ce n’est plus Emmelina boiteuse, bossue, contrefaite, disgraciée de la nature, Emmelina au cerveau faible, ignorante, apathique ; ce n’est plus même un corps, si l’on veut bien me permettre de poursuivre aussi loin que possible l’image de ce qu’elle me produit à moi, l’auteur, à moi qui la vois : elle ressemble à ces chérubins dont parlent les écrivains mystiques de l’Eglise, qui sont tout amour, toute passion et que, pour cette cause, on ne représente qu’avec une tête entourée d’ailes de flamme.

Telle apparaît Emmelina ; c’est un visage de chérubin enflammé de tendresse. Oui, de tendresse ! Puisque nous sommes seuls avec elle dans sa chambre, c’est le moment de savoir tout ce qui se passe en elle depuis quelques semaines.

Comme il a été dit au commencement de cette histoire, la maison de M. Irnois, située dans une des ruelles du quartier des Lombards, donnait, quant aux chambres à coucher, sur une cour assez sombre. Cette cour était, comme on le pense bien, carrée et entourée des trois autres côtés de bâtiments fort élevés et percés de fenêtres, comme était aussi la face dans laquelle s’enterrait le logis du modeste millionnaire.

Au cinquième étage, vis-à-vis les deux fenêtres de la chambre à coucher d’Emmelina, et par conséquent trois étages au-dessus d’elle, était une mansarde de fort méchant aspect, placée juste à la naissance du toit, qui n’était pas faite pour attirer longtemps le regard. Mais à cette triste fenêtre travaillait tout le jour un jeune ouvrier, tourneur … On commence, j’imagine, à entrevoir où nous allons en venir.

Et, en vérité, ce jeune ouvrier était remarquablement joli ; à peine devait-il avoir dix-huit ans ; des cheveux blonds bouclés naturellement, une physionomie de fillette, et d’autant plus qu’il prenait très bien l’air fort timide et réservé lorsque par hasard il venait quelqu’un dans sa mansarde pour lui parler, pour lui faire quelque commande, par exemple. D’ailleurs, le petit ouvrier était joyeux comme un pinson, chantait tout le jour à gorge déployée, et passait même quelques instants, quelques quarts d’heure de sa journée assis sur le rebord de sa fenêtre, à manger son déjeuner ou son dîner, en regardant chez les voisins. C’était moins un garçon qu’un vrai moineau, tant il était haut niché, gai, chantant, agile et remuant.

Voilà la cause des émotions d’Emmelina.

Il s’était passé naturellement bien du temps avant que la fille de M. Irnois eût levé ses yeux nonchalants jusqu’à la mansarde du cinquième, et lorsqu’elle l’avait fait pour la première fois, elle n’avait eu certes aucun pressentiment de ce qui allait advenir à son cœur. Cette pauvre nature stagnante n’avait pas assez de force en elle-même pour rêver ni pour désirer ; une passion vive ne pouvait commencer pour elle à l’instant, sur le coup ; les passions de ce genre n’appartiennent qu’aux êtres vivaces, qui sont toujours pressés par instinct de se mettre en action. Emmelina n’était pas, tant s’en fallait, de ces êtres-là.

Mais sur les âmes qui ne sont que faibles et qui ne sont pas gâtées, il est plusieurs choses qui n’emploient jamais vainement leur puissance : la gaieté, la jeunesse et la beauté. Quand Emmelina ; dans ses longues heures d’oisiveté, eut contemplé quelquefois son jeune voisin, elle trouva, à ce spectacle d’un être si différent de ce qu’elle était elle-même, une sorte de satisfaction qui, dans cette nature incomplète se manifesta par un bienêtre inanalysé. Du moment qu’elle éprouva quelque plaisir à contempler le voisin, ce lui devint un but, une préoccupation constante, une nouveauté exquise ; car jamais encore elle n’avait joui de ce bien, de s’attacher à quelque chose ; sa mère, son père, ses tantes, sa bonne, son ourlet et son Chat botté ne constituaient pas dans son existence des accidents causés par elle-même, et ne lui produisaient pas plus d’impression que l’air qu’elle respirait. Mais pour sa nouvelle connaissance, ce fut tout différent. Elle l’avait en quelque sorte créée, imaginée elle-même. Personne n’était intervenu dans le plaisir qu’elle se forgeait, et elle trouva bientôt une jouissance infiniment délicate, la plus grande, qu’elle eût jamais goûtée, à regarder ce petit jeune homme.

Emmelina n’agissait jamais par volonté réfléchie ; toutes ses actions étaient, comme celles des êtres guidés par la raison moins que par l’instinct, des résultats d’une impression embrumée dont jamais elle n’eût su donner la cause ni aux autres ni à elle-même. Aussi ne fût-ce ni par dissimulation ni par crainte qu’elle s’appliqua dès les premiers moments à se cacher à tout ce qui l’entourait. Lorsque Jeanne, ou quelque autre personne était auprès d’elle, elle ne soulevait pas les rideaux ordinairement fermés de sa fenêtre ; et en cela elle poussait la précaution bien loin, car jamais on ne se fût imaginé, même l’eût-on vue tout le jour regardant vers la mansarde, qu’elle attachait l’intérêt le moindre à l’individu du jeune ouvrier.

Eh bien ! c’est pourtant ce qui avait fini par arriver. Le développement physique d’Emmelina avait été précoce plus qu’il ne l’est d’ordinaire dans nos climats ; ce fait n’est pas rare chez les personnes que la nature a d’ailleurs maltraitées ; il était difficile qu’un je ne sais quoi plus tendre ne se mêlât pas bientôt à la curiosité qui attirait les regards de Mlle Irnois du côté de la joyeuse mansarde. Avoir les yeux fixés sur cette benoîte croisée lui devint enfin un besoin impérieux, et ce fut alors qu’elle commença à vouloir rester seule dans sa chambre. Aux premiers jours de sa contemplation mystérieuse, elle n’avait voulu confier son plaisir, tout petit qu’il fût, à personne ; aux jours de sa joie, de son ivresse, de son bonheur, le mystère fut commandé plus impérieusement encore par le vœu secret de son âme. Il lui devint si nécessaire, le contraire lui parut si odieux, si mortel pour le sentiment qui l’animait, que son caractère prit une nouvelle allure ; ce fut à ce moment qu’elle eut ces accès de volonté dont chacun s’étonna, et qu’elle habitua parents et domestiques à ne pas entrer chez elle avant d’avoir prévenu par un coup frappé à la porte ; alors, avertie, elle se rejetait en arrière dans son fauteuil, poussait sa croisée et recevait le visiteur bien ou mal, suivant sa disposition du moment, plus souvent mal que bien, car on la troublait ; bref, elle vivait pour la première fois.

Ce grand mystère dont elle entourait sa passion montre bien qu’il y entrait quelque chose des sens. L’âme a sa pudeur, sans doute ; mais cette pudeur-là n’est, chez les amoureux, qu’un reflet des flammes qui brûlent ailleurs dans leur être.

Un jour, Emmelina reçut une impression bien inattendue et bien singulièrement obscure d’un événement qui paraîtra fort naturel. Il commençait à se faire tard ; c’était vers huit heures du soir en été, et l’on sait qu’à ce moment, bien que la clarté du ciel soit encore assez pure, le cristal des airs commence pourtant à se mélanger de quelques teintes plus ternes. La journée avait été chaude, et tout le jour Emmelina avait vu son tourneur, la figure échauffée par le travail, les cheveux en désordre et sa chemise entrouverte, sans cravate, livrant sa blanche poitrine aux souffles d’air qui peuvent s’égarer au-dessus des toits de Paris.

À ce moment, le jeune homme était assis sur le rebord de sa fenêtre, jambe de-ci, jambe de-là, occupé à brosser, avec une délicate attention, sa casquette de dimanche. Tout à coup, à un signe de tête accompagné d’un sourire qu’il adressa au fond de sa chambre, Emmelina put comprendre que quelqu’un entrait, quelqu’un d’ami, en vérité, car l’ouvrier ne se dérangea pas autrement ; au contraire, il se mit à brosser sa casquette avec plus d’entrain qu’auparavant, et même, quand la casquette eut atteint son plus haut degré de lustre, il attira à lui un habit qui, sans doute, était posé sur une chaise dans l’intérieur de la chambre, et fit subir à cet ornement futur de son corps la même opération dont il venait de faire les frais pour l’ornement de sa tête.

Ces menus détails ne sont rien pour le lecteur, et pas davantage pour l’auteur de ce récit, on peut le croire ; mais ils faisaient toute la vie d’Emmelina.

L’ouvrier en était peut-être à son dixième coup de brosse sur la manche de son habit, et au mouvement de ses lèvres, on voyait qu’il causait et riait avec la personne qui était entrée dans la chambre, quand cette personne apparut à son tour aux yeux d’Emmelina.

C’était une jeune fille assez jolie, une grisette. Elle était gentiment atournée comme pour une partie de plaisir. Son bonnet étalait une magnificence luxuriante de rubans roses dont la teinte assez vive luttait sans désavantage avec la couleur relevée de ses joues. Cette bonne fille riait du meilleur rire ; ce qui peut donner à croire également -que la conversation avec l’ouvrier était fort plaisante dans le sens que les modernes donnent à ce mot, ou fort plaisante dans la signification plus gracieuse que lui prêtaient nos aïeux.

La grisette tenait à la main un pot de giroflées et le posa en cérémonie sur le bord de la fenêtre. Puis elle rentra dans l’intérieur de la chambre et revint avec un vase plein d’eau dont elle arrosa largement les pétales bruns et jaunes de l’odorante fleurette, tandis que les gouttes tombaient en pluie sur le mur. Et quand c’en fut fini avec les fleurs, l’ouvrier prit la tête de sa jolie connaissance et l’embrassa sur les deux joues sans qu’elle se défendit beaucoup.

Emmelina voyait tout. Elle n’eut pas de la jalousie ; non, ce ne fut pas un sentiment jaloux qu’elle éprouva. Son orgueil, sa colère ne s’allumèrent pas contre la grisette ni contre le jeune homme ; elle ne ressentit pas de haine ; elle n’eut pas l’amertume cruelle d’un amour qui se croit méconnu ou trahi ; mais une tristesse profonde mêlée d’un mystérieux redoublement de curiosité envahit tout son être. Dans ce baiser si joyeusement donné et reçu il y eut pour elle tout un monde de secrets, dont il fut impossible à son innocence et à son imagination privée d’ailes, hélas ! de découvrir le mot. Le voile qui lui cachait ce qu’elle aurait voulu savoir s’agita mais ne se déchira pas, et elle pleura longtemps, tout le reste de la soirée, sans savoir pourquoi elle pleurait. Du reste, elle avait conçu si peu d’humeur et était même si peu portée de mauvaise volonté contre la grisette qu’en ouvrant sa fenêtre le lendemain, elle désirait vaguement la revoir.

Il y a un conte de La Fontaine dont je suis quasiment fâché d’introduire le titre jovial dans cette pudique et un peu mélancolique histoire ; mais il rend si bien, si justement ce que je veux expliquer, quoique dans un sens différent sans doute, que je n’ai pas le courage de me priver de son secours : Comment l’esprit vient aux filles.

Beaucoup de filles ont l’esprit allègre avant que l’amour soit accouru pour lui délier les jambes. Emmelina, comme on sait, la pauvre enfant, n’était pas de ce nombre, et même l’amour ne pouvait pas se vanter de lui donner de l’esprit. Il ne lui apprit ni la ruse ni la réflexion ; mais il lui découvrit, comme nous l’avons vu, le secret d’avoir une, volonté, celui de désirer quelque chose, celui de trouver en elle-même un ardent plaisir. Non, ce ne fut pas de l’esprit que l’Amour lui donna. Le cadeau du dieu fut-il meilleur, fut-il pire ? Je laisse ce point à décider aux philosophes et aux femmes. Il lui donna une âme.

Elle n’en avait point auparavant, ou, si l’on veut absolument me contredire, l’âme dont l’avait gratifiée la nature à sa naissance était si pesante, si engourdie, si bien liée dans les nœuds misérables d’une conformation imparfaite, que c’était tout comme si elle n’eût pas existé. Maintenant qu’Emmelina aimait, cette âme avait reçu le feu de vie, et s’était, non pas dressée debout, car il semblait que dans ce corps tortueux la voûte fût trop surbaissée pour que l’âme pût s’y développer à son aise, mais elle s’était, en se repliant sur elle-même, donné une énergie et une ardeur tout extatique dont la puissance eût vraiment effrayé tous ceux qui auraient pu la contempler, je veux dire là comprendre.

Emmelina, encore une fois (j’y insiste parce que ce point est essentiel pour que l’histoire de Mlle Irnois soit bien comprise), Emmelina ne cherchait en aucune façon à se rendre compte du comment et du pourquoi de ce qui se passait en elle. Elle ne savait pas même le nom du sentiment qui possédait son être tout entier d’une manière aussi étrange. Faut-il pousser l’aveu jusqu’à l’extrême ? Avant le jour où elle avait, pour la première fois, contemplé avec un bonheur vraiment épanoui le jeune homme à sa fenêtre, elle n’avait eu aucune vie morale, elle était presque idiote ; à dater de ce moment, elle était devenue une sorte d’extatique.

Aussi indifférente qu’autrefois au reste des événements de la vie, elle existait dans le coin de passion qui s’était ouvert pour elle ; elle ne souhaitait rien, ne prévoyait rien ; elle aimait comme un chien aime son maître, sans passé, sans avenir, sans exigence, sans gaieté même à vrai dire, car la puissante sensation par laquelle son être était dominé ne saurait avoir pour nom un des mouvements, un des états ordinaires de l’âme. Elle n’était pas heureuse ; si je l’ai dit, je me suis trompé : elle était plus qu’heureuse, elle était vivante ! Vivante, oui ! mais dans son amour seulement ; car, de tout autre côté, plus morte que jamais.

Voilà dans quelle situation se trouvait Emmelina le soir où elle accepta avec un bonheur si vif l’idée de quitter sa famille pour suivre le comte Cabarot, singularité qui excita tant de surprise.


VI

Ainsi possédée par cette passion si fervente et d’un caractère presque mystique, Emmelina plus que jamais, ignora ce qui se passait autour d’elle ; et à cette remarque faite dans le chapitre précédent, que son intelligence ne s’accrut nullement en raison du progrès de l’exaltation de son âme, je pourrais ajouter qu’elle devint encore plus nulle que par le passé sur tous les points qui tiennent à l’existence ordinaire. Ainsi, autrefois, dans son fauteuil, sur le sein de sa mère, dans les bras de Jeanne, elle prenait quelquefois part à la vie de tous, un incident réussissait parfois à la frapper ; il arrivait (rarement sans doute, mais enfin il arrivait quelquefois) qu’un mot l’attachait, et alors elle souriait ou donnait une marque quelconque de plaisir.

Du moment qu’elle fut amoureuse, cette faible part à l’existence commune lui fut aussi retirée. Elle devint comme les gens dont parle l’Evangile, qui ont des oreilles et des yeux, mais qui ne voient ni n’entendent ; M. Irnois et le reste de l’aréopage traitaient cela d’indifférence croissante ; les dignes bourgeois se trompaient : c’était impuissance. L’amour avait fait pour cette nature embrumée tout ce qu’il avait pu ; il s’en était emparé, il l’avait absorbée, il l’avait introduite dans son univers, et l’avait absolument détachée de tout ce qui n’était pas lui.

Pour Emmelina, l’univers entier, c’était l’espace qui s’étendait de son fauteuil à la fenêtre de l’artisan, distance immense qu’en un élan passionné son désir franchissait vingt fois le jour, mais que sa volonté ne songeait pas, ne pouvait pas songer à détruire par les moyens matériels dont son pauvre esprit ne suffisait pas à lui révéler l’existence.

Quand on lui proposa de quitter la maison paternelle et d’aller vivre ailleurs avec un être différent de tous ceux qui l’entouraient, elle ne fit pas réflexion que cet être pouvait être différent aussi de celui dont elle était possédée. Comment aurait-elle pu imaginer cela ? J’ai dit que c’était son univers. N’est-il pas évident que la création pour elle ne comptait qu’une seule personne ? Les paroles de sa mère firent éclater dans son âme un cantique de béatitude, de bonheur infini ; elle ne supposa pas même qu’il lui fût possible, matériellement possible, de changer d’existence sans commencer une autre vie qui eût pour but unique l’artisan. Lui faire comprendre le contraire, si on l’eût essayé, aurait été à ce moment impossible, oui impossible ! Et comment faire concevoir à cette folle qui n’avait qu’un flambeau mystique qu’elle était la fille d’un millionnaire, qu’un conseiller d’Etat recherchait sa main, que le chef d’un grand empire disposait d’elle pour récompenser des services politiques, et qu’il lui fallait se préparer à devenir une grande dame ? On aurait pu tenter cette explication, mais elle n’aurait eu d’autre succès que de frapper l’oreille inattentive d’Emmelina par un déluge de paroles aussi peu comprises les unes que les autres. Il ne fallait, pour faire entrer la réalité dans cette tête barricadée, rien moins que le contact du fait lui-même. Il fallait que le comte Cabarot parût en personne. C’est ce qui avait eu lieu.

On a vu ce qui en advint. L’illusion d’Emmelina, brutalement heurtée, rendit, comme un vase d’airain, un son strident et plaintif dont la vibration était effrayante. Mais enfin ce son, si longtemps qu’il se prolongeât, finit par cesser ; les plaintes, les larmes s’arrêtèrent, l’oubli vint avec la disparition de l’objet qui avait causé la douleur, et, obstinément, Emmelina retomba dans son illusion.

Quand elle se retrouva à sa croisée, qu’elle eut tiré le rideau, ouvert le vitrage, et qu’à vingt pas d’elle l’être aimé, courbé sur son établi, lui apparut, elle perdit la pensée de Cabarot et du reste aussi complètement que si elle ne l’eût jamais eue. Tout son bonheur lui revint avec les flammes accoutumées, et, avec le même abandon, la même confiance, la même extase que la veille, elle se laissa aller à cette contemplation qui gonflait de vie sa pauvre poitrine et usait par son ardeur le peu d’existence que le sort avait départi à cette organisation maltraitée.

On est peut-être curieux de savoir si une passion aussi véhémente, aussi belle, avait produit quelque effet sur l’être qui en était l’objet. D’ordinaire, ce me semble, le lecteur d’une histoire s’intéresse à celui qui a l’initiative en amour, et n’aime pas à le savoir opprimé ni malheureux. Cette disposition bienveillante n’aura pas ici grande satisfaction. La seule sensation que fit Emmelina sur son voisin fut toujours celle d’une petite personne fort désœuvrée et très curieuse qui, grâce à l’immense fortune de son père, pouvant vivre dans la fainéantise (je me sers presque des expressions de l’ouvrier), passait son temps à voir ce qui se passait chez les voisins. Il s’en expliquait quelquefois dans ces termes avec sa bonne amie Francine, la petite lingère au pot de giroflées.

— A-t-on de la chance, s’écriait-il, de pouvoir employer ainsi toute sa journée les bras croisés, dans un bon fauteuil, à ne rien faire et à regarder en l’air ! c’est, ma foi, une profession qui me conviendrait !

Francine était femme, et ses idées plus vives arrivèrent plus près de la vérité.

— Veux-tu que je te dise ? déclara-t-elle un jour à son amant, je suis sûre que Mlle Irnois en tient pour tes beaux yeux !

— Allons donc ! répondit l’ouvrier. Une bossue comme elle, et qu’en outre on dit idiote ! Le diable m’enlève si j’en voudrais avec tous ses écus !

Franchement, il ne croyait pas à l’amour qu’il inspirait. M. Irnois était fort connu dans le quartier, et l’ouvrier nourrissait pour lui ce profond respect que l’argent ne mérite pas en général, mais obtient le plus souvent, et sans le demander. Aussi le petit tourneur se fût-il bien gardé d’offenser un homme aussi respectable et aussi puissant ; mais il ne fallait pas moins qu’une telle autorité pour l’empêcher de faire des niches à Emmelina. Quelquefois même, le turbulent garçon secoua le frein de la crainte jusqu’au point de chanter malicieusement, quand Emmelina le regardait trop longtemps, quelque chanson délurée, dans le but de la faire retirer de la fenêtre. Mais, à sa grande surprise, ce moyen n’avait jamais réussi. C’était tout simple : la jeune fille ne comprenait pas un mot à ces badineries, et ne se sentait impressionnée que par le ton joyeux de la romance.

— Ma foi, disait le tourneur, elle est tout de même assez effrontée, Mlle Irnois : je lui chante des drôleries à faire dresser les cheveux sur la tête, et elle ne sourcille pas !

— Gamin, s’écriait Francine, est-ce que tu ne rougis pas de débaucher les jeunesses ? Je te dis que la pauvre bossue perd la tête pour toi.

Francine n’aimait pas Emmelina.

Ainsi les amours de notre héroïne n’étaient pas de celles qu’on peut nommer fortunées ; il s’en fallait bien.

Quelques jours avant le mariage du comte Cabarot, de grands événements arrivèrent toutefois pour cet amour ; c’était bien peu de chose, mais l’importance des faits est toute relative. Racontons-les comme ils se sont passés et sans rhétorique.

La cuisinière eut le malheur de casser une chaise dans son antre, M. Irnois, au fond de son cœur, ne détestait pas ces incidents domestiques qui donnaient lieu à son éloquence de s’exercer pleinement. Chaque matin, en robe de chambre, il faisait la visite du maître par toute la maison, et lorsqu’il remarquait un détail défectueux, tel qu’une serviette hors de place, une bouteille débouchée, une bûche mal placée, il commençait un discours ab irato qui portait la terreur dans l’âme des coupables.

Pour éviter d’être foudroyée par une de ces pièces oratoires, la cuisinière, ayant cassé sa chaise, prit conseil du secrétaire intime et de sa fidèle compagne Jeanne, puis elle monta en hâte trois étages et alla conter son méfait à l’ouvrier tourneur.

Celui-ci s’empressa de mettre à la disposition de la belle désolée, son talent, ses outils et son bois, et il entra ainsi dans l’appartement de M. Irnois, où il n’avait jamais mis le pied. Le hasard voulut qu’au moment où Emmelina traversant l’appartement, non pas portée, mais appuyée sur Jeanne, essayait dans son domaine une de ses promenades qu’elle ne consentait plus à faire que lorsque le tourneur n’était pas à sa fenêtre, et qu’elle l’avait attendu longtemps en vain, elle se trouva face à face avec le jeune homme.

Le coup fut électrique. En le voyant à quelques pas devant elle, Emmelina éprouva une sensation comparable à celle de ces gens à qui l’on met une vive lumière devant les yeux. Elle poussa un cri et rejeta sa tête en arrière. Dans ce mouvement brusque, son bonnet mal attaché tomba, son peigne se défit, ses beaux cheveux blonds se déroulèrent en boucles innombrables sur ses épaules. Soudain on vit aussi s’animer ses grands yeux, et je ne crains pas de dire qu’avec toutes les imperfections de sa personne, elle eut à ce moment une exquise beauté.

Oui, exquise, c’est le mot qui convient. Il ne pouvait être question, pour la pauvre enfant, d’un de ces triomphes de grâces réelles qui l’eussent fait admettre par le berger troyen à lutter sur le mont Ida avec les trois déesses. Mais si, douée de l’expression sublime qu’elle eut à ce moment, elle eût été, sur le bord d’une fontaine, rencontrée par quelque voyageur allemand, celui-ci l’aurait prise pour une de ces séduisantes ondines dont les charmes surnaturels passaient avec raison pour irrésistibles.

À cette apparition singulière, le jeune homme s’effraya presque. Il ôta respectueusement son bonnet, hésita une minute, regarda Emmelina, croyant qu’elle allait dire quelque chose ; mais elle ne dit rien. Elle se contentait de le regarder avec l’expression la plus poignante que l’on puisse se figurer. Elle restait la tête rejetée en arrière, les yeux fixés sur lui, se tenant au bras de Jeanne qu’elle serrait avec force, et ne trouvant pas un seul mot à articuler. Ce qu’elle éprouvait n’était pas, à la vérité, facile à dire. Des personnes plus habiles que la jeune fille à reconnaître leurs sentiments, à démêler leurs impressions, n’en seraient certainement pas venues à bout, si elles se fussent trouvées sous le poids de la passion véhémente qui dominait à cette heure Emmelina. Elle était plongée dans une situation analogue à celle des extatiques qui, par la force de la prière, se sont comme élevés au-dessus du sol.

L’ouvrier, voyant que Mlle Irnois ne lui parlait pas, se dit en lui-même : « En voilà une folle ! »

Il gagna la porte, l’ouvrit, passa, la referma, et descendit l’escalier pour gagner l’autre corps de logis où était sa chambre.

Emmelina se mit à pleurer.

— Qu’as-tu, ma petite ? demanda la vieille Jeanne. Pourquoi pleures-tu, mon enfant ? pourquoi regardais-tu ce garçon comme tu as fait ? Est-ce qu’il te donnait peur ?

— Oh non ! dit Emmelina, en cachant son front dans les bras de sa fidèle servante.

— S’il ne te faisait pas peur, reprit cette dernière, pourquoi t’es-tu détournée ? Tu voudrais peut-être que je le rappelasse ?

Emmelina attacha ses beaux yeux sur la vieille femme, et lui dit d’une voix profonde et tremblante d’émotion :

— Oui, rappelle-le !

Jeanne ne comprit pas, à coup sûr, le sentiment qui faisait parler la jeune malade.

Elle courut vers l’escalier et appela l’artisan. Celui-ci s’empressa de remonter.

— Mademoiselle veut vous voir, lui dit la vieille femme. Tiens, mon Emmelina, le voilà revenu ce petit jeune homme ! Veux-tu lui parler ? Qu’est-ce que tu as à lui dire ? Veux-tu que je lui parle pour toi ?

— Oui, dit Emmelina.

— Que faut-il lui dire ?

C’était une scène enfantine. Dans l’esprit de la vieille domestique et dans celui du tourneur, il ne s’agissait que de distraire puérilement un enfant malade ; mais que ces apparences étaient vaines et insolemment fausses ! Tandis que Jeanne s’épuisait en propositions et en observations niaises, Emmelina se livrait tout entière à la contemplation passionnée de ce qu’elle aimait. Son âme était absorbée par le bonheur étrange de l’amour qui vit pour lui-même. Combien cet amour-là peut-il durer chez les êtres ordinaires ? Peu de temps, sans doute, si même il existe jamais ; mais ce n’est pas d’une telle question qu’il s’agit ici. Pour Emmelina, c’était le bonheur complet, l’extase entière.

Elle n’avait ni écouté ni entendu la série de questions que Jeanne avait adressées en son nom : partant, elle n’y répondit rien. Ce que voyant, la domestique se mit à causer pour son propre compte avec le tourneur.

Jeanne questionna le jeune ouvrier sur son âge, sur son état, sur sa situation.

Emmelina faisait grande attention aux réponses. Elle sourit d’une façon tout émue quand le petit voisin se plaignit de la dureté du temps et de la peine qu’il avait à gagner sa vie, et qu’il ajouta :

— Ma foi, il y a des moments où on me donnerait un peu plus d’argent que je n’en gagne, que je serais fort content !

Emmelina prit la parole et dit à Jeanne :

— Allons dans ma chambre.

— Oui, ma petite… Eh bien ! adieu, mon garçon, à revoir !

— Non ! dit Emmelina.

— Tu veux qu’il vienne dans ta chambre avec nous ?

— Oui, dit Emmelina.

— Allons, jeune homme, venez !… Mademoiselle a aujourd’hui de singulières idées.

Quand le trio fut arrivé dans le sanctuaire :

— C’est ici que je demeure ! dit Mlle Irnois, en regardant l’ouvrier avec une tendresse indicible.

— Ah ! oui, mademoiselle ! répondit celui-ci.

Au fond, ce qu’on lui disait lui était parfaitement indifférent, et il ne comprenait pas pourquoi la fille du millionnaire l’avait fait entrer. Tout ce qu’il croyait deviner, c’est que cette petite personne, fort désœuvrée et dont il croyait déjà connaître l’esprit curieux, cherchait à distraire son oisiveté en le retenant.

Pendant qu’au lieu de regarder la chambre, comme l’observation d’Emmelina semblait l’y engager, il se livrait à ces réflexions peu flatteuses pour celle qui en était l’objet, Emmelina s’était approchée de son secrétaire, avait pris une petite boite qui était dedans et en avait tiré une vingtaine de napoléons.

— Donne-lui cela, dit-elle à Jeanne.

— Voilà bien un miracle ! s’écria celle-ci… Prenez, mon cher ami ; vous êtes la première personne à qui Mademoiselle ait donné, car elle ne pense d’ordinaire à âme qui vive !… Ne soyez pas honteux, allez ! Elle pourrait vous en jeter dans la poche cent fois plus sans se faire tort. Elle ne connaît pas sa fortune, ni son père non plus ne la connaît pas, le pauvre homme !

L’ouvrier se perdit en expressions de reconnaissance. Emmelina s’assit dans son fauteuil, et, la tête appuyée sur sa main, elle parut se perdre dans la plus délicieuse des rêveries.

Elle ne regardait pas le jeune homme ; elle vivait tout en elle.

Mademoiselle va s’endormir, dit Jeanne tout bas ; allez-vous-en !

L’autre ne demandait pas mieux, et, ses vingt louis dans la main, le cœur joyeux, il s’esquiva.

Quand Emmelina releva la tête et ne le trouva plus, elle se mit à pleurer ; mais ce fut sans amertume : son cœur était comme fatigué par l’excès de bonheur ; elle pleurait sans doute de cette séparation subite ; mais comme elle venait de goûter la plus grande joie qu’elle eût connue de sa vie, elle n’était pas accessible encore à une véritable douleur. Ses larmes coulaient sur ses joues, comme il arrive quelquefois après un rêve délicieux dont on regrette le prestige, tout en goûtant encore quelque volupté secrète dans l’examen de cette joie évanouie.

— C’est bien étonnant, c’est bien étonnant, murmurait la vieille Jeanne, assise à ses pieds ; je ne l’ai jamais vue ainsi.

Au bout d’une demi-heure, Emmelina pencha sa tête dans son fauteuil et s’endormit réellement. Elle respirait doucement, comme un enfant de six ans aurait pu faire, et la plus exquise sérénité se peignait sur son front lisse, uni et légèrement coloré.

Puis un bruit la réveilla…

On apportait, de la part de M. le comte Cabarot, une riche corbeille de mariage, rapidement improvisée.

Mme Irnois la porta elle-même à sa fille ; mais Emmelina ne la regarda point, sourit en tournant sa tête de l’autre côté dans son fauteuil, et fit effort pour se rendormir. Etait-ce qu’elle poursuivait un rêve, ou qu’elle se reposait de son bonheur ? Je ne sais.


VII

Comme on voit, le cher comte n’avait pas perdu de temps. Après sa visite essentielle à son notaire, n’ayant plus qu’à disposer de ses moments jusqu’au dîner, il avait visité les marchands. Il s’était fait un point d’honneur de réussir vite, en semant l’or à profusion, à composer une corbeille d’un goût bon et magnifique. M. Cabarot aimait à courir les magasins ; il avait la prétention d’exceller dans le choix des ajustements féminins, et visait à la réputation d’oracle de l’élégance et du bon goût.

M. Cabarot fit merveilles dans les boutiques ; châles, dentelles, belles étoffes, tissus précieux, bijoux et diamants, il alla tout voir ; il choisit avec réflexion, mais aussi avec promptitude, et, comme on voit, en peu d’heures il pouvait envoyer à Mlle Irnois le somptueux résultat de ses galants efforts.

On a vu à quel point ce cadeau avait été peu apprécié.

La lettre qui l’accompagnait ne fit pas plus d’effet. Elle était cependant conçue dans les termes les mieux faits pour attendrir le cœur d’une cruelle et faire ressortir la réputation d’homme d’esprit que possédait le comte ; mais dans la maison, on avait trop de prévention contre lui pour être fort sensible à ses démonstrations passionnées, et sa lettre, après avoir passé dans les mains et sous les yeux des trois vieilles dames, fut jetée sur une table sans qu’on jugeât à propos de tourmenter Emmelina en la lui faisant lire.

— Puisqu’il faut qu’elle se marie, la malheureuse, dit Mme Irnois, laissons-lui au moins les derniers moments de sa liberté. Je n’ai pas grande idée de ce M. Cabarot, ou plutôt j’ai l’idée qu’il n’est pas fort honnête homme. Malheureuse enfant ! À quoi sert à M. Irnois tout l’argent qu’il a amassé ? Si j’avais su que cet argent dût me préparer tant de malheurs, je n’en aurais jamais été si fière !

M. Irnois était rentré avant l’arrivée de la corbeille. Il avait raconté avec douleur le résultat négatif de sa démarche auprès de Cabarot, et, comme tous les gens dont l’esprit n’est pas très actif et dont la nature physique est grossière, il avait à peu près pris son parti du chagrin qui lui arrivait. Il aimait certainement beaucoup sa fille, mais cet amour ne pouvait cependant le transformer, et une des qualités les plus admirables en lui, un des ressorts de sa fortune avait été la facilité avec laquelle il avait plié le cou sous tous les échecs. Lorsqu’il était envahi par quelque infortune irréparable, jamais il ne se gendarmait, ne se passionnait, ne se révoltait. Il baissait la tête en laissant le flot passer. Voyant que l’Empereur voulait que le comte Cabarot épousât sa fille, il s’était représenté la grande puissance de l’Empereur et avait cédé ; plus tard, il lui était venu l’idée que, moyennant finances, le fiancé pourrait lâcher la main de sa fille ; il avait fait une tentative de ce côté-là, la tentative n’avait pas réussi ; il se résignait ; ses murmures, ses jurons ne prouvaient rien contre cette vérité ; il avait beau crier, il était désormais hors d’état de résister et la pauvre Emmelina était perdue.

Pour Cabarot, il avait bien de l’esprit, de cet esprit sarcastique, incrédule, mauvais, déshonnête, qui est souvent le partage des gens vieillis dans les affaires ; il devait enthousiasmer de vieux diplomates, de vieux hommes d’Etat, mais il était horriblement laid, et ne pouvait raisonnablement produire une impression satisfaisante sur une jeune fille ; à plus forte raison sur Emmelina dont le cœur était préoccupé comme on l’a vu.

Le lendemain du jour, qui était un dimanche, où Emmelina vit l’ouvrier dans sa chambre, les bans furent publiés à la mairie. Ils furent proclamés aussi à l’église.

Tout Paris sut désormais officiellement que le comte Cabarot allait épouser Mlle Irnois. Le chiffre de la fortune apportée en dot par la fiancée, les espérances surtout se trouvèrent plus formidables qu’on ne l’avait cru. M. Irnois était immensément riche. « Comment se peut-il, se disaient les rivaux dépités, que ce polisson de millionnaire ait su se cacher si bien dans son trou, et que Cabarot ait été le premier à le déterrer ? »

Outre le bonheur d’épouser Mlle Irnois, le comte eut celui de voir doubler sa renommée de fin diplomate, tant cette négociation entreprise par lui dans son intérêt particulier lui fit d’honneur sous le rapport de la discrétion avec laquelle elle avait été conduite, des augustes moyens qu’il avait su employer, et, finalement, de l’éclatant succès qu’il avait remporté. On en parla dans ce sens en bon lieu, et plus que jamais l’ambassade qui lui était promise lui fut assurée.

Il allait tous les jours faire sa cour à sa future. Je l’ai déjà dit, il détestait les moyens violents et tout ce qui y ressemblait. Avec ses intimes, il ne se cachait plus de l’impression que lui produisait tout ce qu’il voyait chez sa chère belle-mère ; mais il faisait tout comme s’il eût été transporté d’aise, une fois qu’il se trouvait dans la maison de sa future.

— Un soir surtout, il en causa à cœur ouvert. C’était en petit comité, chez M. le baron R… Il était deux heures du matin ; on avait joué un jeu d’enfer, et, après souper, cette fine fleur des gens d’esprit de l’époque se délassait en faisant un doigt de conversation.

— D’honneur, s’écria un des convives, Je ne conçois pas votre conduite, mon cher Cabarot. Car d’aller épouser la fille d’Irnois, étant ce qu’elle est, c’est déjà bien fou ! J’ai pris des informations en tapinois, et la pauvrette, m’a-t-on dit, serait plutôt bonne à mener à l’hôpital qu’à l’autel ! Mais, outre que vous l’épousez, vous y allez tous les jours ! C’est d’une patience dont je ne vous aurais jamais cru capable.

Cabarot enfonça ses mains dans ses poches jusqu’aux coudes, et prenant un de ces airs que l’on appelle moitié figue moitié raisin, il se laissa aller à quelques menus propos qui ressemblaient assez à des confidences.

— Eh ! dit-il, je mérite les compliments ! Il est certain que je ne manque pas de longanimité, et qu’il y a bien des moments où je suis tenté d’envoyer au diable ma future famille.

— Ils ne sont pas aimables, hein ? dit le maître de la maison en riant.

— Comme vous le dites, mon cher, reprit Cabarot ; je viens d’y faire une séance de deux heures, et j’ai failli me jurer à moi-même que la première de mes actions en sortant de l’église serait de me brouiller avec mon beau-père.

— Et la seconde ? demanda quelqu’un.

— D’en faire autant avec ma belle-mère.

— La troisième probablement de leur renvoyer votre femme, s’écria un autre interlocuteur.

— Ne devançons pas l’avenir, poursuivit Cabarot ; l’impatience m’emportait ; mais me voyez-vous pendant deux heures, assis dans un fauteuil à peu près comme je suis là, ayant devant moi la fille qui pleure ; à ma droite, deux tantes qui gémissent ; à ma gauche, la mère qui fond en larmes ; derrière mon dos, le père qui se promène en maugréant ? Et pendant deux heures, je suis là le sourire sur les lèvres, blâmant doucement cette sensibilité exagérée, faisant des mamours de tous les côtés, et feignant de pleurer de compagnie quand je n’ai pas sur les lèvres un sourire de bénignité.

— Je m’étonne de votre mansuétude, dit le baron R…, car puisque vous épousez décidément, vous n’avez pas besoin de vous torturer à plaisir en voyant ces gens-là tous les jours.

— Eh ! dit Cabarot, ma mansuétude m’a déjà servi à quelque chose.

— À quoi, bon Dieu !

— À m’obtenir la confiance de la petite.

— On dit qu’elle ne parle jamais.

— De fait, elle n’est pas bavarde, et je ne me plaindrai pas d’elle sous ce rapport. Mais elle articule quelquefois de petites phrases, et la preuve, c’est qu’elle m’a honoré d’un colloque. Vous voulez savoir ce qu’elle m’a dit ?

— Volontiers ! dit le baron.

— Ce matin, comme j’écoutais toutes les lamentations, voilà ma petite personne qui tout à coup, sèche ses larmes et se met à me regarder fixement. Je n’ai, je vous l’avoue, jamais eu de fatuité. À vingt ans, j’étais laid et le savais ; jugez si à quarante-cinq j’ai des prétentions à me mettre à côté d’Adonis ! Cependant, j’ai eu quelquefois en ma vie occasion de reconnaître que la beauté ne fait pas la séduction, ou du moins que la séduction s’en passe aisément. Sans donc être trop effrayé de cet examen, je m’empressai de donner à ma physionomie cette expression entrante qui attire tout d’abord la confiance.

— Oui ! dit en riant un des écouteurs, et que vous aviez le jour où Tallien sembla témoigner l’envie de vous faire décréter d’accusation.

— N’insistons pas sur le passé. Bref, la petite n’imita pas le tribun, et avec une candeur toute virginale, elle me tendit la main.

— Peste ! dit le baron ; elle vous tendit la main ?

— Oui, et s’écria…

— Voyons ce qu’elle s’écria.

— Elle s’écria : « Donnez-moi de l’argent pour lui ! — Pour lui ? » dis-je un peu étonné. On m’expliqua alors qu’il y avait dans la maison une espèce de petit ouvrier qui avait fait entendre à Mlle Irnois ces plaintes banales sur sa situation, que font toujours ces gens-là, et que depuis ce moment elle allait demandant partout, à père, mère, et, comme vous voyez, au futur, les moyens de satisfaire à sa charité un peu mal dirigée.

Je m’empressai de profiter de cette circonstance inattendue pour faire ma cour. J’affirmai à Mlle Irnois que non seulement je lui donnerais tout l’argent qu’elle pourrait désirer pour son favori ; mais que j’irais moi-même m’informer de la situation de ce jeune homme. Comme je vis qu’elle m’écoutait avec attention, je crus utile de pousser jusqu’au dithyrambe : « Quoi de plus intéressant, m’écriai-je, pour une âme sensible, que la vue de la jeunesse luttant courageusement contre le malheur ? Est-il rien de plus admirable qu’un pauvre garçon gai, content au milieu de l’infortune ! Ah ! s’il est un Dieu qui protège l’innocence, ce Dieu, sans doute, n’a pas de plus grandes délices que… » Je vous avoue que je m’entortillai un peu dans mes phrases ; mais je ne le regrettai pas, tant ma belle semblait mettre d’attention à m’écouter. Je poussai presque jusqu’à l’extravagance, et pour couronner l’œuvre j’offris d’aller m’informer sur l’heure même de la situation du malheureux. Un empressement marqué accueillit ma proposition, et je m’élançai vers la mansarde. Je ne trouvai point, comme je m’y attendais, quelque maroufle mourant de faim, mais un petit gaillard frétillant, qui me fit l’effet d’un véritable héros de guinguette.

— Ah ! mon pauvre Cabarot ! s’écria le baron en éclatant de rire, est-ce que ?…

— Ce fut précisément l’idée qui me vint, reprit le comte. Je me dis comme vous : « est-ce que ?… » Et je fis causer l’ouvrier. Il me rassura, quant au passé, et ne me laissa pas sans inquiétude sur les dispositions de ma future. Quand je dis sans inquiétude, c’est une façon de parler ; car je vous assure, et vous me croirez, que l’amour fidèle de Mme la comtesse Cabarot serait pour moi un bien grandement inutile. Mais il paraît que la petite personne a les passions vives, et que j’aurai ainsi mille raisons pour la tenir en chartre privée, ou pour la mettre à l’écart, comme il me conviendra mieux.

Vous voyez donc que je n’ai pas tort de faire l’empressé, puisque je dois à cette façon d’agir de précieuses notions sur le caractère de ma prétendue.

On rit beaucoup de l’avenir conjugal qui paraissait réservé à Cabarot : ce pauvre Cabarot ! On fit succéder aux observations particulières sur le cas présent des observations générales sur les femmes, qui, dirent ces messieurs, avaient toutes, spirituelles ou sottes, malades ou valides, un fond natif de perversité contre lequel l’éducation luttait en vain. Les habitants de ce salon avaient peu d’estime pour la belle moitié du genre humain.

L’époque du mariage avançait rapidement. Emmelina ne s’en occupait point. Elle avait même pris un certain goût pour Cabarot, depuis la visite du conseiller d’Etat chez le jeune tourneur. M. Irnois en avait tiré la conséquence que sa fille n’était pas fâchée de se marier ; et Mlles Maigrelut abondèrent dans son sens, en déclarant qu’après tout il n’était pas désagréable de devenir comtesse et grande dame. Mme Irnois seule, à demi éclairée par un instinct qui fait le mérite et la gloire de la sarigue, concevait des doutes et même des inquiétudes graves. Emmelina, encore une fois, ne s’occupait de rien, et passait toute sa journée à sa fenêtre, occupée à regarder l’artisan.

Voici la fin de l’histoire qui approche ; je voudrais lui enlever toutes les apparences du mélodrame. Le mélodrame n’est pas vrai ; la vérité seule est triste.

Le matin du jour marqué pour le mariage, Cabarot arriva de très bonne heure, avec ses témoins. M. Irnois avait convoqué les siens : deux hommes de son espèce. On se réunit dans le salon. Grâce au comte, il régnait une espèce de gaieté ; d’ailleurs, Mlles Maigrelut avaient fini par le trouver aimable, pour des pastilles qu’il leur avait quelquefois apportées.

On habilla la mariée en blanc, avec une couronne et un bouquet de fleurs d’oranger, comme c’est l’usage. Elle s’impatienta beaucoup, parce que tous ces dérangements inaccoutumés l’empêchèrent de se mettre à la fenêtre. Quand il fallut sortir, elle éprouva un grand déplaisir, et lorsque M. Cabarot s’avança au-devant d’elle, en grand costume, et lui prit la main, qu’elle vit des visages inconnus et une sorte de solennité répandue partout, elle parut réfléchir et comprendre qu’il se passait quelque chose qui méritait son attention.

À la mairie, elle devina, à ce qu’il paraît, ce qu’on lui disait et toute la portée des paroles, car elle devint blanche comme sa robe. Quand le magistrat lui demanda le oui sacramentel, elle avait la tête baissée et ne répondit rien ; mais on n’y prit pas garde, et la cérémonie s’acheva.

À l’église, on la soutenait pour la faire marcher ; le comte était fort gai et poli. Il avait désormais toute assurance de n’avoir pas perdu sa peine, et il fut jugé galant homme par les promesses qu’il fit à Mme Irnois de considérer, comme il fallait, l’état de souffrance de sa fille.

Le moment de la séparation fut assez pénible. Comme je l’ai dit, Emmelina comprenait ce qui avait lieu, et en ressentait profondément l’ébranlement ; mais elle ne dit rien. On lui trouva beaucoup de fièvre, et M. Cabarot fit promptement venir un médecin. L’homme de l’art se montra surpris qu’on eût marié une fille ainsi conformée et qu’on eût choisi surtout un moment où elle était visiblement en proie à une réelle souffrance.

On coucha la mariée, et une garde-malade s’installa à côté d’elle. Le lendemain, en se réveillant à demi de la torpeur dans laquelle elle avait été comme ensevelie, Emmelina appela Jeanne. Ce fut une figure inconnue qui se présenta. Ainsi, tout était chagrin pour une âme qui n’avait pas besoin d’être violemment secouée pour être anéantie.

Emmelina voulut se lever. On se récriait. Elle insista en pleurant. Enfin l’on céda, et à demi habillée, elle se traîna jusqu’à la fenêtre, et leva le rideau. On devine ce qu’elle allait chercher.

Au lieu de voir la mansarde et l’ouvrier, elle aperçut le jardin de son hôtel.

Elle se laissa aller dans les bras de la femme qui la soutenait et perdit toute connaissance. On cria, on appela, on porta la comtesse sur son lit. Le médecin accourut et secoua la tête.

Ce qui se passait depuis la veille ne créait pas une maladie mortelle, mais développait rapidement toutes les causes de dissolution déposées par une constitution viciée dans ce pauvre être.

Au milieu de la journée, le comte Cabarot vint demander des nouvelles de sa femme. Il renvoya les gens de service, s’établit près du lit, puis au bout d’une demi-heure il rappela les domestiques et s’en alla.

Le médecin avait eu raison de secouer la tête. La comtesse traîna encore huit jours. Tous les matins, elle faisait ouvrir sa fenêtre pour voir si elle apercevait la mansarde ; puis, trompée, elle soupirait.

Elle ne fit pas une plainte et ne prononça pas un seul mot qui pût donner à connaître ce qui se passait en elle.

Le huitième jour, elle mourut.

Le comte Cabarot lui fit des obsèques magnifiques. Il héritait de tout ce qu’elle avait apporté en dot. Par suite de sa prudence et de ses bons procédés, il obtint de M. Irnois la confirmation des dispositions dernières qu’avant de mourir Emmelina avait signées en sa faveur.

La mère, les tantes, le père tombèrent dans un chagrin qu’on ne saurait exprimer ; mais chacun autour d’eux les trouvait plus à féliciter qu’à plaindre.

— Ce n’était vraiment pas une femme, disaient les voisins en levant les épaules.

Les voisins avaient raison. Mlle Irnois était une âme. Sa vie n’avait pas été pareille à l’existence ordinaire des enfants des hommes. Si, par un hasard difficile, j’en conviens, elle eût pu rencontrer ce que réclamait son organisation, un amour angélique comme le sien, elle eût peut-être atteint à une intensité de bonheur que pourront comprendre ceux qui savent à quel point de perfection arrivent les facultés laissées aux gens mutilés.

Les aveugles entendent mieux que personne ; les sourds voient plus loin.

Emmelina n’avait que le pouvoir d’aimer, et elle aima bien !


MADEMOISELLE IRNOIS 293

— " Mais si Emmelina ne veut pas de vous?"

— " Ce sont là des caprices de jeunes filles auxquels des hommes sages tels que vous et moi ne doivent pas s'arrêter. Comme père, il doit vous suffire d'avoir une confiance entière dans ma probité. "

— " Mais je ne vous connais pas ! "

— " Et comme sujet, reprit Cabarot d'une voix haute et grave, vous devez obéissance à l'Empereur. "

Irnois sentit passer dans ses membres un frisson d'épou- vante. Il se trouva si fort à la discrétion de Cabarot, qu'il fut sur le point de tomber à ses pieds et de lui demander pardon.

— " Eh bien ! à quand le contrat ? reprit l'impassible épouseur ".

— " Quand vous voudrez. "

— " Je vais donc passer sur le champ chez mon notaire et lui donner ordre de s'entendre avec le vôtre. Nous serons aisément d'accord. Vous n'avez pas d'autre héritier que la future comtesse Cabarot ? C'est très bien ! Adieu donc et à demain ! "

— " Je voudrais, s'écria Irnois, quand le conseiller d'Etat ne fut plus à portée de l'entendre, que tous les diables pussent te tordre le cou dans la nuit 1 "

(A suivre). Comte de Gobineau.

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