la plus fâcheuse n’empêche pas une œuvre d’exister ; et la tendance réputée la plus noble ne fera pas, à elle seule, qu’une œuvre existe. Pourtant nous ne sommes pas des êtres sans tendances ; nous sommes fils de la terre. C’est la vie en nous qui demande à se traduire en art aussi bien qu’en pensée. L’art insatiable se nourrit de toute la vie : de toute la vie extérieure et de toute la vie intérieure ; de tous les spectacles, de toutes les tendances. Ce n’est pas cela qui dispose, mais c’est cela seul qui peut proposer. L’art n’est donc pas « indépendant » en ce sens qu’il se nourrirait de lui-même ; il est « autonome », c’est-à-dire qu’il a ses lois et ses exigences propres : rien, en droit, n’est exclu de l’art ; mais aussi rien n’accède à l’art sans se plier à ses conditions spécifiques. Plus la vie est intense, plus elle a de peine à se plier : trop riche, le spectacle trouble la vision ; trop forte, la tendance égare l’expression. Mais où l’art est le plus difficile, c’est là qu’il est le plus grand, le plus beau.
Nul artiste ne commence par jeter sur le monde un regard préalablement « dépouillé » ; ce serait un regard terne, indifférent, sans choix. Le regard, qu’un intérêt oriente et trouble d’abord, ne « se dépouille » que dans l’acte même de la vision, et pour mieux voir. Une discipline peut l’y aider : ce n’est pas pour rien que, depuis la Renaissance, on a tant réfléchi sur l’art ; ce n’est pas pour rien que s’est élaborée la distinction de l’éloquence et du lyrisme, ni que s’est formée la notion d’une « poésie pure », ou même la doctrine de « l’art pour l’art ». Tout de même, la poésie ne date pas de Baudelaire ; et l’art ne date pas de la Renaissance. Si la méthode faisait tout, Flaubert n’aurait pas à se sentir petit devant Homère ou