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94 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

J'ai l'air d'avancer deux paradoxes. On semble penser aujourd'hui et on a même pensé autrefois qu'il manquait à Spencer beaucoup des traits du véritable esprit philosophique. Et quant à sa personnalité elle ne nous est connue que par son Autobiographie. Or j'ai toujours vu qu'elle passait pour le plus étrange amas de puérilités et de niaiseries, où un homme ait jamais tenté de résumer son passage sur cette pauvre planète ; et je crains bien que, si vous la lisez, vous ne soyez de cet avis. Je crois pourtant que ces jugements seraient téméraires, et qu'il y a lieu, pour un Spencer comme pour un Kipling, de desserrer notre concept latin, un peu étroit, de la vie philoso- phique et de la littérature.

Etrange philosophe, dit-on, que cet homme qui paraît n'avoir jamais lu un livre de philosophie écrit avant lui ! Il a commencé plusieurs fois la Critique de la Raison Pure. Il n'a jamais pu dépasser les premières pages, parce que, dit-il, il ne pouvait admettre l'idéalité du temps et de l'espace. Lisez qu'il était incapable de faire l'effort élémentaire de la philosophie critique. Il s'est aussi essayé à Platon : "A plusieurs reprises j'ai essayé de lire tantôt tel dialogue, tantôt tel autre, et j'ai toujours posé le livre avec une impatience venant de l'imprécision de la pensée et de l'habitude de se payer de mots, rebuté aussi par la forme vagabonde de l'argumentation. " D'une santé assez compliquée, ne pouvant jamais se trouver devant le papier et le livre plus de deux ou trois heures par jour, il lisait très peu. Il était étonnamment incapable d'effort, et, comme le Sybarite, souffrait littéralement beaucoup au seul spectacle d'un homme ou d'un animal surmenés. L'effort qui consiste à suivre le raisonnement d'autrui lui était particulièrement dur. Rien d'étonnant à ce qu'il n'ait à peu près rien lu en philosophie, sinon quelques résumés d'Auguste Comte par Henriette Mar- tineau et quelques pages de son ami Stuart Mill.

On peut dès lors le ranger dans une section de la philosophie que j'appellerais, si l'on veut, le coin des illettrés, ou des

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