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SI LE GRAIN NE MEURT I^y

Le temps avait passé. Claire s'était mariée ; puis ma mère, et Mademoiselle Anne avait eu sa robe de soie couleur thé. Longtemps Juliette Rondeaux avait dédaigné les plus brillants partis de la société rouennaise, et Guil- laume Démarest, son nouveau beau-frère, n'avait pas manqué, à chaque fête de Sainte-Catherine, de lui envoyer quelque petit cadeau chargé d'une piquante allusion ; lorsqu'enfîn on avait été tout surpris de la voir accepter un jeune professeur de droit sans fortune, venu du fond du midi, et qui n'eût jamais osé demander sa main, si ne Vj eût poussé l'excellent pasteur Roberty qui le présen- tait, connaissant les idées de ma mère, et le recomman- dait tout comme il avait fait Mademoiselle Shackleton. Et quand, six ans plus tard, je vins au monde, Anna Shakle- ton m'adopta, comme elle avait adopté tour à tour mes grands cousins. Ni la beauté, ni la grâce, ni la bonté, ni l'esprit, ni la vertu ne faisant oublier qu'on est pauvre, Anna ne devait connaître qu'un reflet lointain de l'amour, ne devait avoir d'autre famille que celle que lui prêtaient mes parents.

Le souvenir que j'ai gardé d'elle me la représente les traits un peu durcis déjà par l'âge, la bouche un peu sévère, le regard seul encore plein de sourire, un sourire qui pour un rien devenait du rire vraiment, si frais, si pur qu'il semblait que ni les chagrins ni les déboires n'eussent pu diminuer en elle l'amusement extrême que l'âme prend naturellement à la vie. Mon père avait, lui aussi, ce même rire, et parfois Mademoiselle Shack- leton et lui entraient dans des accès d'enfantine gaîté, auxquels je ne me souviens pas que s'associât jamais ma mère.

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