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LETTRE A UN HISTORIEN 53

soit. C'est un décor pour Diane de Poitiers ou Catherine de Médicis, mais où les gens en veston n'ont rien à voir. Or voici que j'ouvre les Essais. Quelle fraîcheur ! quel air délicieux ! quelle brise de chez nous ! quelle rosée de nos prairies ! Et quel ami charmant, perspi- picace, attentif! Il en sait sur moi-même beaucoup plus que moi. Il ne parle que de lui, mais si pertinemment que c'est parler de nous tous. Personne dont le commerce soit plus facile et qui livre à l'intimité jusqu'à d'aussi subtils replis. Il y a des hommes que j'aime davantage, il n'y en a pas avec qui je m'entende mieux. Oui, mon ami ; toutcama- rades de lycée que nous soyons, et contemporains et liés d'un vieil attachement, vous m'êtes infiniment moins lim- pide, moins déchiffrable, moins proche. — Montaigne était une exception, dites-vous. — Pour le génie, assu- rément, mais pas pour le caractère et la culture. Nulle part il ne se donne pour un incompris, pour un agneau égaré parmi les loups. Il a été mêlé aux affaires de son siècle, il a rempli des charges auprès des princes et s'en est fort honorablement acquitté. Il analyse et consigne ce dont personne n'avait encore fait un sujet d'étude, mais ses sentiments ne sont pas d'un autre ordre que ceux de son époque ; le succès des Essais en fait foi. Ces nuances, ces délicatesses, cette subtilité, cette tendresse, cette poésie qui sont notre âme même, les contemporains de Montaigne s'y reconnaissaient. C'est donc que le décor, tout vrai qu'il fût, nous induisait en erreur. C'est donc...

Mais à quoi bon tant insister ? Pardonnez cette pesante dissertation. Ce qui est en jeu — vous le sentez aussi bien que moi, et de là vient que nous discutons avec un

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