522 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
entier, si j;imais un homme a occupé les pauvres âmes, de}>uis les marmots de l'école jusqu'aux vieillards para- lytiques, ce n'est pas Napoléon, croyez-moi : c'est Tou- pin.
Il se fit, dans Liancourt, autour du nom de Toupin, un mouvement des esprits si fort, si soutenu que nul personnage vivant n'était aussi vivant^ dans le village, que ce Toupin, ou plutôt que cette ombre de Toupin. La frayeur, k haine, la rancune, tout cela s'amoncelait dans le cœur du pays, tout cela grondait et demandait satisfaction. Ce n'est pas rien, une pareille colère ! Il faut bien que tôt ou tard ce poids-là tombe sur quelqu'un.
Celui qui serait venu dire aux gens de Liancourt que Laudrel-Toupin vivait paisiblement en faisant de menues bricoles, à Berville-en-Roumois, celui-là a.urait vu les plus calmes lui rire au nez. Ma foi. Monsieur, les Liaacourtois n'auraient pas eu tout à fait tort, car un homme, ce n'est pas seulement ce que ça paraît, et le Toupin-Laudrel en chair et en os qui bricolait chez nous avait assurément moins d'existence, moins de souffle que le Laudrel-Toupin imaginaire qui ravageait le pa5'^s de Liancourt. On n'est pas seulement là où l'on pose.
Quand je songe à cette histoire, je me demande si le peu de Laudrel que nous avions chez nous, c'était bien l'homme, si ce n'était pas plutôt le fantôme. On ne sait pas ; vraiment,. on ne peut pas savoir.
Je vais pourtant laisser le Laudrel de Liancourt pour en revenir à celui de Berville, le nôtre.
Je vous l'ai dit, il avait trouvé à se loger et travaillait, tantôt de son métier de savetier, tantôt de bric et de broc, à des riens. Je le voyais presque chaque jour, parce que je passais dans le pays matin et soir, avec ma carriole ou mon banneau. A ce moment-là, je ne con- naissais pas, bien entendu, tout ce que je vous raconte. C'est plus tard, beaucoup plus tard que j'ai tout su, que j'ai tout compris.
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