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158 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

leurs bouches édentées ou fumaient gravement de courtes pipes en porcelaine.

Tout respirait une joie paisible, pastorale, traditionnelle. Le temps seul refusait de s'associer à cette fête. Des nuées ardentes s'amoncelaient autour des cimes ; un souffle rauque parcourait la vallée, pareil à la respiration d'une meute. Mais qu'importe à la jeunesse aventureuse le désaveu d'un ciel angoissé ! Nous n'avions cure que de l'énorme joie qui dilatait notre poitrine.

Le sentier, peu à peu, devenait une route aimable, facile, jalonnée d'innombrables crucifix à toits de zinc. Que ces images, sculptées dans un bois grossier et peintes farouchement, apparussent hideuses, mutilées, barbouil- lées de sang et de sanie, voilà qui ne nous inquiétait guère, voilà qui ne semblait fait que pour nous divertir. Je ne peux pourtant songer sans trouble à ces figures torturées, barbares, postées comme des avertissements à tous les angles du chemin.

Thierry, remis de ses déconvermes théologiques, avait passé son bras sous celui de l'abbé Kampitsch et le couple, réconcilié, déambulait en chantant. Agréé par un sourire céleste, Raphaël s'efforçait d'élever une main audacieuse jusqu'à la taille de sa déesse Léné. Neek, osseux, dégin- gandé, discutait avec lui-même des avantages du contre- point. Gaspard éclairait tout le paysage de son sourire lunaire. Le Biel, jambes au vent, béret en bataille, piolet érigé, avait l'air d'un lansquenet. Et moi je marchais à l'ar- rière-garde, égouttant dans ma gorge le fond de mon bidon.

Comment s'appelait ce village où nous fîmes halte et qui faillit être le dernier village de notre vie à tous les six, voilà ce que je ne sais plus, voilà ce que même je n'ai jamais su exactement.

L'orage semblait inévitable et imminent. Une haleine brûlante errait au ras du sol. Des grondements tourmen- taient les entrailles de la montagne. Nous nous assîmes

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