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arrive d’éprouver exceptionnellement la sensation que leur connaissance ordinaire les abandonne. Ce que tous savent, ce que tous admettent, ce qu’ils savaient eux-mêmes il n’y a qu’un instant, ce que le consentement unanime confirmait et justifiait, cela même perd à leurs yeux toute signification. Ils possèdent maintenant leur propre savoir, injustifié, injustifiable, inadmissible pour les autres. Peut-on jamais espérer en effet que le doute d’Euripide soit unanimement admis ?

Un ancien livre raconte que l’Ange de la Mort, qui descend vers l’homme pour séparer l’âme du corps, est couvert d'yeux. Qu’a-t-il besoin de tous ces yeux ? Je pense qu’ils ne sont pas pour lui : l’Ange de la Mort s’aperçoit parfois qu’il est venu trop tôt, que le terme de l’homme n’est pas encore échu ; dans ce cas il n’emporte pas son âme, il ne se montre même pas à elle, mais il laisse à l’homme une de ces nombreuses paires d’yeux dont son corps est couvert. Et l’homme sait alors — en plus de ce que voient les autres hommes et de ce qu’il voit lui-même avec ses yeux naturels — des choses nouvelles et étranges, et il les voit autrement que les anciennes, non comme voient les hommes, mais comme voient les habitants des « autres mondes », c’est-à-dire qu’elles existent pour lui non « nécessairement », mais « librement », qu’elles sont et qu’au même instant elles ne sont pas, qu’elles apparaissent quand elles disparaissent et disparaissent quand elles apparaissent. Or, comme tous les autres organes des sens et même notre raison sont en connexion étroite avec notre vision ordinaire, et que l’expérience de l’homme tout entière, individuelle et collective, s’y raccorde aussi, les nouvelles visions paraissent ridicules, fantastiques et semblent être produites par une imagination déréglée. Encore un pas, et ce sera la folie, semble-t-il, non pas la folie poétique, l’inspiration dont il est question même dans les manuels de philosophie et d’esthétique et qui, sous les noms d’Eros, de Manie, d’Extase, fut tant de fois décrite et justifiée où et