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Page:NRF 18.djvu/154

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s’est dérobé sous ses pieds et il ne sait pas si c’est la mort, ou le miracle de la seconde naissance.

Les anciens disaient que les dieux se distinguent des hommes en ce que leurs pieds ne touchent jamais la terre, qu’ils n’ont pas besoin de point d’appui, de sol. Mais ce sont des dieux, des dieux anciens d’ailleurs, des êtres mythologiques. Et Dostoïevsky sait très bien, tout comme un autre, mieux qu’un autre, que les anciens dieux, ainsi que le Dieu nouveau, ont été bannis par la raison hors des limites de l’expérience et ne sont plus que des idées pures.


V

Dans ses Souvenirs de la Maison des Morts Dostoïevsky parle souvent des condamnés au « bagne à perpétuité » et de leurs tentatives d’évasion désespérées. L’homme connaît les risques qu’il court et combien il y a peu d’espoir ; il se décide pourtant. Au bagne déjà, Dostoïevsky était surtout attiré par les hommes décidés qui ne reculent devant rien. Il tâchait de comprendre leur psychologie. Mais cela ne lui réussit pas, non par manque d’esprit d’observation, mais parce qu’il n’y a là rien à comprendre. La décision est « inexplicable ». Dostoïevsky ne pouvait que constater que les gens décidés sont partout rares. Il aurait été plus exact de dire qu’en général il n’existe pas de gens « décidés », qu’il n’y a que de grandes décisions, qu’il est impossible de comprendre, car rien ne les soutient et par essence même elles excluent tout motif. Elles ne sont soumises à aucune règle ; ce sont des « décisions » et de « grandes » décisions, justement parce qu’elles sont en dehors de toutes les règles et, par conséquent, de toutes les explications possibles. Au bagne, Dostoïevsky ne s’en rendait pas encore compte ; il croyait, comme tout le monde, que l’expérience humaine a ses limites et que ces limites sont déterminées par des principes intangibles, éternels.