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Page:NRF 18.djvu/425

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LE CAMARADE INFIDELE 4I9

ma pauvre petite, et si souvent les visages ont fait place à d'autres !

— Je ne parle pas de ceux que vous ne pouviez connaître individuellement. Mais... les officiers qui vous approchaient, qui mangeaient avec vous...

Il rêve une minute ; à chaque aspiration, un petit gémis- sement se fait entendre dans le fourneau de sa pipe :

— Mon camarade de promotion, le général de Crissé, m'a dit qu'il priait Dieu tous les matins pour chacun de ses bataillons en le désignant par le nom de son commandant. Il devait regretter de ne pas pouvoir prier pour chaque escouade en nommant le sergent. C'était un brave homme, mais un pauvre chef. Il a fait massacrer tout son monde, faute de consentir rapidement aux sacrifices nécessaires. Nos subordonnés sont, entre nos mains, une monnaie avec laquelle il s'agit d'acheter quelque chose : acheter le plus qu'on peut avec le moins de dépense. Quand tu paies, tu ne considères pas l'effigie des pièces ; toutes celles qui ont cours se valent. Et puis, vois-tu, celui qui regarde se succé- der autour de sa table tant de têtes de soldats, ce n'est pas qu'il devienne indifférent nique son jugement s'émousse; au contraire, plus la guerre s'est prolongée, plus j'ai fait de distinction entre les individus et mis d'écart entre les excellents et les médiocres ; mais si je savais toujours parfaitement combien j'avais d'officiers d'élite et de non- valeurs, c'est effrayant comme, dans une même catégorie, les visages se superposaient, s'effaçaient... Irais-je jusqu'à dire que, pour un chef responsable, le vide laissé par un mort, c'est surtout la quahté de son remplaçant qui le détermine ?

L'orgueil la maintient droite sous ces considérations qui rabrouent si brutalement son chagrin. Mais elle souffre d'une peine si vive qu'elle aurait soulagement à blesser elle aussi :

— Parfois vous perdiez au change, parfois non... Est-ce que j'ose comprendre ?... Dieu merci, je ne sais pas qui a pris la place de mon mari !...

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