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— Sais-tu qui aimait le sucre autant que toi ? C’est un bon camarade que j’avais et qui portait toujours sur lui la photographie de ses trois petits gars. Dès qu’on s’installait dans une cagna, il l’épinglait à la paroi ; mais quand les marmites commençaient à tomber trop fort, on lui criait : « Voilà la pluie ! Il est temps de serrer tes mômes ! » Alors il rentrait ses garçons dans sa poche. Nous les connaissions comme s’ils avaient fait la campagne avec nous : le plus gros, celui qui tenait un bateau à la main et qui s’appelait Antoine ; et le second… attends… quelque chose comme Henri.

Trois sûretés valent mieux que deux ; l’enfant demande :

— Et le plus petit s’appelait comment ?

— Robert, je crois, comme son père.

Alors seulement le visage d’Antoine s’illumine.

— Eh bien, poursuit Vernois, un jour que nous cantonnions pas loin de Verdun, qui est la ville des dragées, il nous en a rapporté non pas une boîte ni cinq ni dix, mais un grand bocal tout entier, enveloppé dans un sac. La marchande n’avait pas demandé mieux que de le lui vendre, parce que les bombes commençaient à mettre tout en l’air dans la ville. Seulement, pour rentrer, la route n’était pas commode ; il fallait se coucher par terre à cause des obus, et naturellement le bocal s’est cassé. Et naturellement aussi, à son arrivée, nous plongeons nos mains dans le sac pour voir quelles bonnes choses il nous rapporte ; et nous nous enfonçons des éclats de verre dans les doigts et nous lui en disons de toutes les couleurs. Il était tellement fatigué qu’il s’est laissé tomber sur sa paillasse avec son sac à côté de lui. Sa main avait juste encore assez de force pour s’avancer jusqu’à une dragée et la ramener à sa bouche. Au bout d’un moment il ronflait, mais sa mâchoire travaillait tout doucement et sa main allait toujours se ravitailler. On croit qu’il n’a pas cessé d’un bout à l’autre de la nuit, et pourtant, le matin, il n’avait pas une coupure. On a tâché de le blaguer, mais quand il a vu nos