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468 LA NOUVELLE REVUE FRANÇALSE

qu'avant de mourir il parlât tout juste assez pour la communi- quer, comme M. et M'"^ Lormier, à son sang. Il a fait jurer à son fils aîné de chasser de la maison celui qu'il croit un bâtard. Et plutôt que de tenir ce serment, plutôt que de faire ce mal, Henri s'est exilé lui-même de la famille en se faisant prêtre. Mais il faut que la destinée s'accomplisse, que le silence eno-endre le silence comme chez les Atrides le meurtre engendre le meurtre : en se taisant Henri installe chez les Manchon le silence qui tue, le silence qui chassera et fera mourir René, et fera tenir à Henri, malgré lui, terriblement, son serment.

Les silences de Lormier, de Geneviève, d'Henri, sont des silences faits de noblesse et de fierté, et pourtant ces silences tuent. Ils empoisonnent non parce qu'ils sont une infection, mais parce qu'ils constituent, comme un corps saisi par le froid, un terrain favorable à l'infection. Et cette infection elle est repré- sentée ici par les créatures blafardes qui s'installent dans le silence pour l'exploiter, le creuser et pour y faire le mal qui leur est propre : celles que M. de Miomandre appelle les taupes. Le sujet de Y Appel de la Route est à peu près celui des^ Taupes. Il faut un effort pour s'en apercevoir : supposez le même thème traité par Fragonard et par Rembrandt, par Ban- ville et par Baudelaire !

Il y a deux taupes dans le roman de M. Estaunié (oscillez, selon votre commodité, de l'image de la taupe à celle du microbe), deux habitantes infernales de ce royaume du silence : la vieille fille et la petite ville. La vieille fille Lapirotte était jeune quand elle a installé chez les Manchon la calomnie qui a fait du père un cadavre et du jeune homme un vieillard. Jeune ou vieille elle était l'envie, la méchanceté, une triste chose irresponsable que M. Estaunié ne s'arrête pas à accabler, et qui a rempli, dans un terrain favorable, sa fonction de taupe. Mais la taupe individuelle n'arrive à la plénitude de son œuvre et de son mal que lorsqu'elle s'est croisée avec cette taupe collective qui est la rumeur d'une petite ville. Alors le mal s'étale dans sa perfection, les taupes ouvrent, jusqu'à ce que le terrain s'etfondre, leurs galeries dans l'âme et dans l'être du silence. Le triple récit, brisé et repris, de M. Estaunié, donne d'ailleurs la sensation même de ces galeries obscures, de ce lacis-

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