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création d’une coopérative de consommation, et avaient fixé à 5 roubles le versement initial. Elle ajouta qu’au village de Roudakov, pas loin d’ici, il y avait depuis deux ans une boutique de ce genre.

« Qu’en pensez-vous », me dit Léon Nicolaïévitch, « les paysans tireront-ils de là quelques avantages ? »

Je répondis que, pour ma part, je ne voyais aucun inconvénient à ces magasins coopératifs et que j’avais le projet d’en créer un dans mon village. Au contraire, je craignais les sociétés de crédit comme le feu et je n’en attendais aucun bien.

« Et pourquoi donc ? », me dit Léon Nicolaïévitch, « voilà qui m’intéresse fort. Ces sociétés sont en vogue et chacun proclame que le grand malheur du paysan c’est l’impossibilité où il est d’emprunter quand il est dans la gêne. »

« Nous autres paysans, répondis-je, ne savons pas conserver le sou qui nous a causé la plus lourde peine à acquérir. Le paysan dépense à tort et à travers la moitié de ce qu’il gagne en œuvres de démon, en réjouissances, en parrainages, en festivités et pour l’acquisition de nouveautés — impossible de lui porter secours avec de l’argent qui n’est pas le sien. Bien sûr il ne sera pas long à l’accepter, mais il le dépensera encore plus vite et aussi inutilement que sa propre pécune. »

« Parfaitement, parfaitement », reprit Léon Nicolaïévitch, « j’ai peine à ne pas pleurer quand je les vois célébrer un mariage, une fête ou des funérailles. Ils y dépensent leur dernier sou et cherchent à se surpasser l’un l’autre : on dirait vraiment qu’ils se sont solidairement engagés à faire des sottises. Le sou acquis par le travail est une parcelle de celui qui l’a acquis et de sa vie même, et c’est cela qu’ils jettent à droite et à gauche. C’est toujours comme ça chez nous : on se figure qu’on peut porter secours en commençant par le bout, au lieu de commencer par où il faut : un corbeau paré d’une plume de paon, n’en reste pas moins un corbeau. Souvenez-vous de la tristesse du Christ qui