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disait : Voici, la moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers. Et semble-t-il, jamais on n’eût si grand besoin d’ouvriers qu’à cette heure. Chez tous la vie est absorbée par l’extérieur. Et on a encombré la tête du peuple de superstitions orthodoxes ; les usages de la ville, les boutons luisants [des uniformes][1], le tabac lui sont en tentation et quand il s’est laissé contaminer on l’assiège d’offres diverses : huile de ricin, poudres médicinales ou encore sociétés de crédit et propriété privée. Un enfant comprendrait, semble‑t-il, que tout le mal vient d’en-haut et on veut me faire croire le contraire. »

Resté seul avec moi, Léon Nicolaïévitch continua à m’interroger sur ma famille, sur la façon dont les paysans considéraient ma sortie de l’église orthodoxe et le fait que mes enfants n’étaient pas baptisés. Tout d’un coup, il me dit : « Et je n’ai jamais été vous voir au village. »

« Bien des fois vous m’avez promis votre visite et vous avez oublié votre promesse. »

« Eh bien, dit-il, maintenant je suis libre et je puis la tenir n’importe quand. »

Je crus qu’il plaisantait et je dis : « Vous souvenez-vous Léon Nicolaïévitch qu’il y a deux ans vous avez répondu à mon appel : « Même si je le voulais, je ne pourrais aller vous voir. » Je n’ai pas compris jusqu’à présent, pourquoi vous ne pouviez pas. » Léon Nicolaïévitch m’arrêta, plaisantant : « C’était à une autre époque, époque de sévérité. Mais maintenant nous avons une Constitution. J’ai fait la part des miens — ou comme on dit chez vous, n’est-ce pas : je suis sorti de la famille. Je suis de trop ici maintenant, comme vos vieux quand ils atteignent mon âge — et par conséquent je suis complètement libre. »

Il remarqua que je prenais la chose en plaisanterie et que je l’écoutais sans conviction. Quittant alors le ton de

  1. Il s’agit sans doute des boutons d’uniforme. Les anabaptistes d’Alsace avaient eux aussi, il n’y a pas fort longtemps, un préjugé contre les boutons : ils les remplaçaient par des épingles.