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passé en soit compromis… Vous ne consentez pas à relire cette lettre ? Je n’ai même pas besoin d’ouvrir l’enveloppe. Écoutez : « Encore une journée passée sans toi, ni triste ni gaie… »

— Non, non, non !

Elle se jette en avant et tâche de lui fermer la bouche. Il se tait, pose l’enveloppe sur la table. Mais il a de plus en plus de peine à dominer son raisonnement.

— Évidemment, ce n’est pas notre faute… si la guerre a réparti la mort au hasard… et c’est se moquer que de rien prétendre compenser avec notre petite justice… On ne sait pas pourquoi, lorsque tous ont repris leurs commodités… nous seuls nous resterions guindés dans le sublime… Qu’un ancien soldat s’éprenne de la veuve d’un disparu, c’est d’un ordre meilleur que s’il épousait une fille et elle un enrichi… Mais que nous deux précisément…

Leurs regards n’osent s’appuyer l’un à l’autre ; ils parviennent pourtant à ne pas s’éviter.

— J’ai dit que personne n’a respect de l’amitié. C’est même pour l’amour une gloire de plus quand on peut la lui sacrifier… Que voulez-vous ?… J’ai toujours autrement senti… Non que mon amitié pour Heuland ait parfaitement mérité ce nom ; mais les événements suppléaient à ses manques… Croyez-moi : depuis huit jours j’ai pesé toutes les possibilités, même cette idée folle que vous pourriez habiter ma maison, si étriquée, si ouvrière, si resserrée entre la route et la montagne… Les obstacles, je vous assure que j’en faisais bon marché, la consternation de votre famille, et le scandale, et jusqu’à ma crainte de vous décevoir. Mais il restait un point sur lequel je n’étais pas fier de mon triomphe… Quel malheur que nous ayons débuté si bien !… Il est malaisé d’oublier cela… Nous avons notre orgueil tous les deux, mon amie, et le goût de lui donner en nourriture ce qui nous tient le plus à cœur.

De très loin, avec peine, elle ramène sur son visage un pénible sourire :