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SILBERMANN I73

Il ne les déclama pas non plus avec emphase ; sa diction restait naturelle. Mais elle était si assurée et on y trouvait des subtilités si peu scolaires qu'elle nous surprit tous. Quelques-uns sourirent. Moi, je l'écoutais fixement, frappé par une soudaine découverte. Ces mots assemblés, que je reconnaissais pour les avoir vus imprimés et les avoir mis bout à bout, mécaniquement, dans ma mémoire, ces mots formaient pour la première fois image en mon esprit. Je m'avisais qu'ils étaient l'expression de faits réels, qu'ils avaient un sens dans la vie courante. Et à mesure que Silbermann poursuivait et que j'entendais le son de sa voix, des idées et des idées germaient dans ma tête d'un terrain toujours aride ; les scènes à'Iphigéaie se compo- saient, scènes positives, qui ne ressemblaient nullement à celles que j'avais vues au théâtre, entre des toiles peintes et sous un éclairage artificiel. J'avais la vision d'un rivage où se trouvait dressé un camp ; les flots, qu'aucun vent n'agitait, glissaient doucement sur le sable ; et là, parmi des tentes à peine distinctes dans le petit jour et d'où nul bruit ne venait, deux hommes dont le front était soucieux s'entretenaient.

Je n'avais pas cru jusqu'ici que cette représentation vivante et sensible d'une tragédie classique fût possible. Voir remuer un marbre ne m'eût pas moins ému. Je regardai celui qui avait fait jouer les choses pour moi. Silbermann avait dépassé la limite de la leçon et cependant il continuait de réciter. Son œil pétillait ; sa lèvre était légèrement humide, comme s'il eût eu en bouche quelque chose de délectable.

Entendant quelques élèves protester contre l'empresse- ment excessif de Silbermann, le professeur l'interrompit et le félicita. Il était heureux; je le remarquai à un petit souffle qui faisait palpiter ses narines. Mais ce souffle, me demandai- je, n'est-ce pas plutôt l'âme d'un génie mystérieux qui habite en lui? Cette idée plut à mon imagination puérile, qui était encore près du fantastique ; et comme je le cou-

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