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174 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

templai longuement au point d'être fasciné, il me fit songer, avec son teint jaune et sous le bonnet noir de ses cheveux frisés, au magicien de quelque conte oriental, qui détient la clef de toutes les merveilles.

Nous nous adressâmes la parole quelques jours plus tard, un dimanche matin, en des circonstances dont j'ai bien gardé la mémoire.

J'avais été au temple avec ma mère ; puis, à la sortie, je l'avais laissée. Je ressentais toujours quelque exaltation après le service religieux ; mais cette exaltation, je trouvais délicieux de l'user à des choses profanes. J'aimais me pro- mener seul, dans le Bois, et, encore ému par le bourdon- nement grave de l'orgue, excité par l'allégresse des canti- ques, j'aimais me livrer, en cet état d'ivresse spirituelle, à une activité toute animale : courir, bondir à travers les buissons, aspirer l'odeur de la terre et des feuilles, me laisser toucher par les vivants effluves de la nature. Fuis, ayant levé par hasard les yeux vers le ciel, je m'arrêtais, non pas calmé mais comme frappé d'amour. La vue d'un nuage voguant dans l'azur avait réveillé ensemble mon cœur et mon imagination. Tout frémissant, je soupirais vers un sentiment très doux, de qualité très noble, et je rêvais aux aventures où il m'entraînerait. Le plus souvent, ce sentiment se cristallisait sous la forme d'une amitié, où se mêlaient indistinctement une alliance mystique, une entente intellectuelle et un dévouement de toute ma chair.

J'éprouvais cette disposition confuse, ce matin-là, au Ranelagh, lorsque je vis s'avancer, dans la même allée, Silbermann. Il était seul. Il marchait à pas courts et pré- cipités, remuant fréquemment la tête ; il semblait plein de pensées inquiètes ; on l'eût dit poursuivi. Il m aperçut de loin mais n'en montra rien et ouvrit un livre qu'il avait à la main. Au moment qu'il allait passer, il leva vers moi des yeux incertains, esquissa un sourire, puis,

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