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J 94 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Silbermann au lycée. Les sentiments Je ma mère à l'égard des Juifs étaient difficiles à définir. Elevée dans un pays où catholiques et protestants se dressent encore les uns contre les autres avec passion, elle ressentait pour la cause des Juifs la sympathie qui unit généralement les minorités. En outre, elle se gardait de dédaigner pour la carrière de mon père l'appui du monde juif, et elle comptait là de nom- breuses relations. Mais précisément, j'avais toujours remar- qué chez elle, lorsqu'elle se trouvait en présence d'une personne de ce milieu, une façon — oh ! presque imper- ceptible — de se mettre sur son quant-à-soi. Et une autre observation que j'avais faite par hasard m'avait mieux éclairé encore.

Il y avait dans un certain quartier de Nîmes — où nous nous rendions souvent d'Aiguesbelles — une maison que l'on appelait « la maison du Juif ». Elle était construite selon une orientation particulière qui la mettait en évi- dence. Lorsque nous passions devant, ma mère ne man- quait pas de me rapporter l'histoire et les coutumes de la famille qui l'avait habitée autrefois. Il n'y avait jamais dans son récit la moindre marque de mépris ni la moindre intention sarcastique. Mais je sentais chez elle la même impression de mystère et le même mouvement de défiance que lorsque, évitant un peu plus loin, aux portes de la ville, un emplacement tout gâté par des ornières et des tas de cendres, elle me disait : « C'est l'endroit où campent les bohémiens. »

Aussi, n'avais-je mis aucune hâte à introduire Sil mann chez moi, ne sachant trop quelle figure on lui ferait. On va voir que je n'avais pas eu tort.

Lorsqu'il arriva, je me trouvais seul dans le salon. 11 exa- mina tout de très près. Apercevant un livre posé sur la table à ouvrage de ma mère, il le retourna et en regarda le titre. C'était, il m'en souvient, le Journal intimé d'Amiel. Silbermann eut un petit sourire que je ne m'expliquai pas mais qui me déplut. Il aborda mes parents avec un raffine-

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