Page:NRF 19.djvu/197

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

SILBERMANN 195

ment de respect, mais sitôt que la conversation s'engagea, j'eus un sentiment de malaise. A peine questionné, en effet, il se mit à discourir avec une volubilité qui, j'en étais assuré, était, au jugement de mon père, égal au pire ton. Il continua pendant le déjeuner, racontant toutes les histoires qui pouvaient le mettre en valeur. Il parla de ses lectures, de ses voyages, de ses projets... Je voyais ma mère l'envi- sager avec crainte, comme si elle eût soupçonné à cette rare activité intellectuelle un principe diabolique.

Mon père ne faisait entendre que des monosyllabes.

Et le plus singulier était qu'à mes propres oreilles cette verve, qui d'ordinaire me ravissait, sonnait déplaisamment. Silbermann, par le désir de briller, recherchait des récits extraordinaires et des opinions paradoxales. Et rien n'était plus choquant que l'effet de ses paroles dans une atmos- phère où je n'avais jamais entendu développer que des avis mesurés et le préjugé commun. Je sourirais véritablement en l'écoutant ; mes doigts étaient crispés. J'aurais voulu lui faire signe de se taire. Mais il ne se doutait aucunement de l'impression produite. Mon père et ma mère lui donnaient à tour de rôle un sourire forcé. Et il s'adressait successi- vement à l'auditeur gracieux.

Ce fut avec soulagement que je vis le repas prendre fin. Mon père se retira dans son cabinet de travail où, quelques moments après, Silbermann alla le saluer. Il considéra la bibliothèque, pleine de livres de loi et de répertoires juri- diques, et dit :

— En somme, l'idée de justice ne serait-elle pas née, comme l'a écrit La Rochefoucauld, de la vive appréhension qu'on ne nous ôte ce qui nous appartient ?

Mon père fit avec une courtoisie glacée un geste d'incer- titude.

Le soir, ma mère me dit :

— « Ton ami paraît très intelligent », du même ton que l'on dit d'un escroc : « il est très ingénieux » .

Cet insuccès ne diminua pas Silbermann dans mon

�� �