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224 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

d'illuminations », d'abord en ceci qu'il projette une lumière artificielle, mais violente et révélatrice sur la matière étudiée (comme le savant au microscope colore ses préparations bacil- laires) et ensuite en ceci qu'il fait fulgurer en éclair une vision soudaine et intuitive que l'analyse la plus poussée serait impuis- sante à révéler. Et il est en même temps « entrepreneur de transports », par son don des rapprochements, des raccords, des liaisons entre les choses les plus opposées ou les moins analo- gues en apparence. Une étude de lui fait toujours penser à une carte géographique ferroviaire où les petits ronds individua- lisant les villes ne comptent plus, mais où toute l'attention se concentre sur les sillons qui les joignent les uns aux autres.

La Campagne avec Thucydide, qui est un parallèle entre la guerre du Péloponèse et la guerre de 1914, montre cette con- ception et ce don à leur état-limite. Ce livre qui continue les Discours sur la première décade de Machiavel, les Considérations de Montesquieu, certains ouvrages de Ferrero, ce livre à la recherche du permanent historique est celui où Thibaudet, libéré de la contrainte d'un sujet, se montre le mieux à nous. Il sait d'avance toute la part de jeu que comporte un ouvrage de cette sorte et sa foi dans la philosophie de l'histoire est mitigée. Dans tout événement, dit-il, un tiers à peu près ressemble à ce que des circonstances analogues ont déclanché, un tiers eût donc pu être prévu. Cette acceptation à demi des lois histo- riques éternelles est encore atténuée par les trois petites notes de 1922 qui figurent à la fin du volume.

Thibaudet, enclin aux rapprochements, né pour en faire, ne peut se soustraire, quoi qu'il en ait, à l'impression profondément ancrée par cette guerre dans tous les hommes qui l'ont faite, à savoir qu'il est impossible d'écrire l'histoire vraie. Le Clio de Péguy, tout le monde en admet le fond aujourd'hui. Quant au matérialisme historique, c'est une notion qui apparaît bien sim- pliste, sans de nombreux correctifs. L'historien d'aujourd'hui se trouve en présence d'une matière si complexe, qui déborde son sens de l'humain, qu'il ne peut que se sentir impuissant. Le grand développement pris par la géographie, et surtout par la géographie humaine, depuis quelque temps, est un effort qui tend indirectement à rendre à nouveau possible la grande histoire.

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