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RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 6j

origine, comme Croquemitaine, non dans le langage des enfants, mais dans le langage que les grandes personnes emploient avec les enfants et qui les rend auprès de ceux-ci plus ridicules qu'elles ne croient. Tête sans cervelle ne se dit guère que des enfants, et parlant à eux, chez les parents et les professeurs. La séparation de la tète et de la cervelle prend dès lors place parmi les imaginations grotesques en lesquelles les enfants sont très habiles à résoudre les clichés usuels. De là naissent le mot et la figure du décervelage. Et le mot créé par les collégiens de Rennes est entré dans la langue française, à une date aussi rigoureuse que le mot rescapé (catastrophe de Courrières) ou le mot indésirable (fugue de M. d'Abaddie d'Ar- rast). Une lettre d'un accusé de la Haute-Cour en 1900, M. Du- buc, lettre qui figura dans le dossier du procès et fut publiée par les journaux, parlait de décerveler les dreyfusards, ce qui décelait de grandes ardeurs patriotiques. Ce lecteur d'Ubu fut dès lors appelé par la presse de gauche le décerveleur Dubuc. Et, allant d'Ubu à Dubuc, le mot ne s'y arrêta pas, ni aux jour- naux. 11 plut au goût excellent de M. Anatole France, qui, dans M. Bergeret à Paris, l'incorpora au vocabulaire prêté habi- tuellement par lui aux jeunes Trublions. Régulièrement com- posé, fort expressif, il aura place sans doute dans la prochaine édition du Dictionnaire des Quarante '. Passé dans la langue en 1900, il marque élégamment toute une époque, cette éclo- sion d'un esprit politique en des milieux littéraires, salons et cafés, qui allait donner X Action Française. Décerveler pour recerveler, voilà une formule que je proposerais volontiers, comme exprimant les ambitions conjuguées de MM. Daudet et Pujo (décervelage) et de MM. Maurras et Bainville (recerve- lage). L'heureux avènement de M. Fallières vint à point pour nous faire vivre, tout un septennat, sous le signe d'Ubu. De même que Camille et Marius furent appelés le second et le troi- sième fondateur de Rome, de même Ubu a eu pour deuxième

1. Il a même pris soin d'en composer une définition pour ces futurs Quarante. Décerveler est « proprement tirer la cervelle hors la boëte crânienne, où elle gist par ordre et disposition de nature ». Il est vrai que plus loin il lui donne l'acception plus large d'endommager la tête d'un adversaire politique : « Le citoyen Bissolo, que vous connaissez puisque vous l'avez décervelé à Longchamp. »

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