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LE FLEUVE DE FEU 69 I

Mademoiselle de Plailîy... A son propos, ce soir, sur la route où les vaches revenant de boire l'obligeaient à se tapir contre un parapet, Daniel évoqua le souvenir de celle qui sans doute la première suscita en lui cette soif de lim- pidité. Le bourg du Bazadais, où l'oncle Louprat le recevait autrefois pendant les vacances, n'offrait rien qui pût séduire beaucoup le collégien. Il comprenait mal qu'habitant tou- jours la campagne, son oncle souffrît que ses fenêtres don- nassent directement sur la place enténébrée de platanes énormes ; et qu'il n'y eût derrière la maison qu'une cour qu'assourdissaient les gémissements de la scierie proche. Il suffisait à l'oncle Louprat de savoirqu'il possédait beaucoup de « pins sur pied ». Tel était son orgueil qu'il aimait mieux les laisser pourrir que les couper. Et puis il craignait, depuis la vente de la Sesque où l'Empereur n'était pas venu, qu'on pût croire qu'il avait besoin d'argent. A l'af- fût, dans un bureau du rez-de-chaussée aux boiseries cou- leur chocolat, il guettait les allées et venues sur la place des voisins, du curé surtout, faisait le compte des visites de l'ecclésiastique aux demoiselles de la poste, — visites qui inspiraient au bonhomme mille gaillardises. Ainsi se ven- geait-il d'un mot du curé aux enfants de Marie : « Une bonne qui se place chez Louprat est perdue. » Une armoire de ce bureau contenait, outre une bouteille de fine sécu- laire, des estampes japonaises d'une laborieuse obscénité. Casanova, Restif de la Bretonne, le Marquis de Sade aidaient à ses délectations. Dans le coin des philosophes, l'oncle Lou- prat avait réuni les Facéties de Voltaire, le Testament du Curé Meslier, YAkoran des Cordclicrs, les Jésuites criminels, {'Histoire des Flagellants. Daniel Trasis ne découvrit qu'à la mort clandestine de l'octogénaire cette réserve cachée où le bonhomme, dans le secret, attisait son feu. Mais durant ces vacances de son adolescence, le jeune garçon n'avait aucun autre plaisir que de parcourir à bicyclette les deux lieues qui le séparaient de Bourideys où s'était tué son père, — village si perdu que la route n'allait pas au delà.

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