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RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 7 I 9

seulement il n'écrit pas ; pas davantage il ne lit. La critique idéale c'est la chemise de l'homme heureux, — et l'homme heureux n'a pas de chemise.

Dans la critique parlée, l'opération la plus accidentelle et la plus secondaire c'est l'écriture. Mais parler est encore secon- daire si on le compare à cette condition primordiale qui s'ap- pelle lire. L'assiette de la littérature est établie, presque autant que sur des auteurs, sur de bons et probes et patients lecteurs. Cette année, Jérôme Tharaud le disait excellemment, en com- mémorant en tête d'un Cahier Vert un de nos camarades qui n'avait presque rien écrit, mais qui appartenait à cette élite des vrais lecteurs, Henri Genêt. Or un des grands dangers de la critique parlée, c'est qu'elle arrive vite à tromper, et à tromper •faute de lecture. D'abord on ne lit pas les anciens. Aujourd'hu un salon où l'on se plairait à parler des classiques serait réputé bas-bleu et pédant. La critique parlée s'applique aux livres du jour. Mais ces livres du jour eux-mêmes, il arrive qu'on n'a pas le temps de les lire. On ne se dispense pas pour cela d'en parler : c'est en en parlant avec ceux qui les ont lus qu'on trou- vera moyen d'en parler sans les avoir lus. Les choses ont-elles beaucoup changé depuis le temps de Sainte-Beuve, qui écrivait il y a soixante-dix ans : « Sachons bien que la plupart des hommes de ce temps, qui sont lancés dans le monde et dans les affaires, ne lisent pas, c'est-à-dire qu'ils ne lisent que ce qui leur est indispensable et nécessaire, mais pas autre chose. Quand ces hommes ont de l'esprit, du goût et une certaine prétention à passer pour littéraires, ils ont une ressource très simple : ils font semblant d'avoir lu. Ils parlent des choses et des livres comme les connaissant. Ils devinent, ils écoutent, ils choisissent et ils s'orientent à travers ce qu'ils entendent dire dans la conver- sation. Ils donnent leur avis, et finissent par en avoir un. »

Ce sont là des pentes où glisse facilement la critique parlée. Et pourtant, si elle comporte une limite et des dangers, elle exerce aussi une fonction. Elle représente en dernière analyse le goût du public, qui se trompe évidemment, tout comme les critiques, mais après tout pas plus souvent que les critiques. Entre la critique spontanée du public et la critique réfléchie des professionnels, c'est un dialogue continuel où l'une et l'autre ont alternativement raison. Quand la critique du public fait un

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