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752 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

marquer la disparition. Il est assez curieux de constater que les talents les plus originaux qui aient fait leur apparition dans notre littérature pendant la majeure partie du xix e siècle furent des prosateurs. Ni Tennyson, ni même Browning — et je n'avance ceci qu'après mûre délibération ■ — ne peuvent prétendre à occuper une place de l'importance de celles de Ruskin, New- man, Arnold ou Dickens. C'est le style de Carlyle qui cons- titua la grande nouveauté. Jusque-là la prose habituellement en usage se rattachait à la tradition de Gibbon et de Johnson : le style de Macaulay est un style du xvm e siècle avili par une exubérance de journaliste et une émotion théâtrale ; le style de Landor est un style du xvm e siècle atteint de bizarrerie. Cepen- dant le style de Landor est un beau style ; celui de Macaulay représente les résidus d'un beau style aux mains d'un déma- gogue littéraire. Carlyle — un intellectuel sans intelligence, et un érudit sans culture — possédait une sensibilité unique et précieuse, qu'il exploita mais sans la discipliner ; toutefois, si une licence avouée vaut mieux qu'une dépravation qui se cache, son style est plus sain que celui de Macaulay. Les effets de telles orgies ne s'en laissent pas moins voir non seulement dans l'oeuvre des descendants authentiques de Carlyle — comme George Meredith — mais même dans l'œuvre de ceux qui paraissent appartenir à un type d'esprit tout différent. La prose de tradition classique, pleine à la fois de dignité et d'aisance, dont le défaut résidait surtout dans la pompe et où l'antithèse constituait le procédé le plus fréquent, disparut. Thackeray est souvent diffus ; Ruskin souvent exagéré et vexatoire ; le cardinal Newman lui-même, à qui nous devons la plus belle prose qui ait été écrite au xix e siècle, est limité aux couleurs automnales de son émotion propre, particulière. Disons pour simplifier que même dans les cas où Carlyle n'est pas directement à l'origine de cette rupture d'équilibre de la prose anglaise, il sert encore de point de repère à l'aide duquel la mesurer.

A partir de ce moment il y a presque toujours dans la prose anglaise, même lorsqu'elle paraît le plus opposée à la prose de Carlyle, une certaine exagération, une limitation spéciale due à la prédominance de l'élément émotif, et pour ainsi dire une température légèrement fiévreuse. D'aucun

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