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39^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

du Proconsul, — avait-il jamais eu le moindre frémisse- ment de pitié, un instant de désir pour la plus jolie et la plus infortunée ? Cependant, elles étaient complètement à lui ; et elles sentaient si bien leur Maître dans cet homme chauve, petit, au visage bien rasé ! Que de fois Joanny avait imaginé des scènes de ce genre...

Eh bien, lui-même, comme César, était destiné à être admiré des hommes et à être aimé des femmes. Il était indigne de lui d'admirer et d'aimer en retour. Ou bien, peut-être, aimerait-il ; mais il ne pourrait aimer qu'une captive, c'est-à-dire la femme humiliée et suppliante qui se traîne à vvos pieds, ou qui vous baise craintivement les mains. Oui, mais cette femme-là se trouve-t-elle ailleurs que dans les romans dont la scène est aux Colonies ?

N'ayant pas de sœur, fréquentant peu de jeunes filles, Léniot avait une horreur instinctive des jolies moqueuses qui mettent à si rude épreuve l'orgueil timide et solennel des très jeunes hommes. Il est bien dur, pour un garçon qui ne se compare qu'avec des hommes comme Franklin ou Jules César, de s'entendre raillé sur une maladresse commise en servant le thé, ou sur le vert trop éclatant d'une cravate neuve. Plein de rancune, il gardait le sou- venir de circonstances où il avait été ridicule et dans lesquelles de grandes jeunes filles niaises s'étaient moquées de lui, " de petites dindes, des pecques provinciales, avec des accents de campagnardes ". Mais le souvenir de leur accent ne suffisait pas à venger Léniot des piqûres qu'elles avaient faites à son amour-propre. Non, — et à mesure qu'il approchait de sa seizième année il s'en per- suadait davantage, — ce qui vraiment le vengerait, ce qui établirait définitivement sa position et son attitude à

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