Page:NRF 8.djvu/653

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

LA MÈRE 647

plus tout jeune, et que la fameuse nostalgie tropicale commune à tous les septentrionaux avait poussé vers l'Orient, s'était persuadé qu'il étudiait au point de vue psychologique la luxuriante jeune fille. Van Leer était un cynique, ou peut-être un rêveur. Il avait certaines bizarreries sentimentales ; avec les goûts du connaisseur, il se croyait exempt des manies du collectionneur. En ce qui concerne Sussie, il pensait se faire un jeu de l'associer à une certaine espèce de tabac. Van Leer fumait toutes les herbes de l'Orient, et son étui renfermait toujours une dizaine de cigares d'origines différentes. En présence de Sussie, ou lorsqu'il réfléchissait sur sa nature, il aimait à fumer un petit chéroute vert, fabriqué à Singapore par les parias hindous auxquels il les achetait clandestinement. Sans qu'on eût besoin de se prononcer sur sa qualité, ce petit chéroute avait ses particularités.

Seule survivante d'une bande de sept enfants, Sussie était l'unique du ménage Almeida. Les six autres étaient morts en bas âge. On eût dit que quelque chose dans le croisement des parents rendait leur progéniture peu résis- tante au climat. Et Sussie même, en dépit de son corps magnifique et précoce, avait sur elle, répandue, comme une rosée de fragilité. Quelque chose de précaire, qui faisait craindre, à tout instant, de la voir soudain flamboyer, puis s'éteindre. Cependant elle allait sur ses treize ans, âge dangereux, et la mère vivait dans une terreur folle de voir sa fille, en plein étourdissement de sa luxueuse crois- sance, s'évanouir entre ses mains.

Depuis longtemps déjà Sussie était femme. Elle dépas- sait de partout la tunique puérile qui lui servait encore d'unique vêtement. Toutes les semaines, souvent chaque

�� �