Page:NRF 8.djvu/858

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

850 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

La longue boîte, recouverte de velours, traversait déjà une antichambre, portée par de gros hommes dont l'aspect commun me révolta. Et le cadavre, roulé dans son linceul, fut secoué, tiré, transvasé, — les talons des bottines s'en- trechoquèrent — jusqu'au moment où, après un dernier regard à la pauvre figure maintenant tachée de plaques noires, la paix absolue s'abattit sur elle avec le couvercle dont les vis grinçaient au milieu des sanglots.

Et depuis, c'est fini. Je ne connais plus la vie, je ne connais que la mort. Escorté de cette impitoyable com- pagne, je passe mon existence à évoquer les défunts qui pourrissent sous terre, à prévoir les décès de mes semblables et la dernière grimace qui leur tirera les lèvres. Dans chaque homme je ne distingue qu'un fantôme, et, tou- jours, à mes narines, vient par bouffées, l'odeur infecte de décomposition...

Je me suis marié, et, le soir de mes noces, j'ai vu le cadavre de ma femme étendu sur le lit nuptial. Des enfants me vinrent. A leur naissance, je les imaginais, soixante ou quatre vingts ans plus tard, vieillards chauves et hideux, tordus par l'agonie, loques jetées à la fosse. J'ai pris des maîtresses, et leurs baisers me laissaient un arrière- goût de sépulcre. Un ami ne me serre pas la main que je ne me demande : " Quand mourras-tu, toi, et de quelle maladie ? " Plus que les autres, je vois les glorieux et les bellâtres terrassés par l'Invisible, et il me semble que les yeux des gens que je rencontre sur mon chemin, se liqué- fient dant le trou béant de leurs orbites.

A la revue qui finissait les manœuvres, certain automne, j'ai vu les quarante mille hommes qui paradaient couchés côte à côte sur le sol. Le soleil illuminait cette armée de

�� �