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a bord du jason.

mière fois nous apercevons dans l’ouest l’inlandsis. L’immense glacier s’étend à l’horizon comme une énorme protubérance blanche, doucement arrondie. Cette vue accroît encore notre ardeur.

Un pack large de 10 milles environ nous sépare seulement de la terre. Sur la lisière, la navigation semble possible ; plus loin, la glace est plus compacte, mais reste parsemée de flaques d’eau libre. La banquise, formée de petits glaçons, ne paraît pas mauvaise. Sur de pareils drifis[1] le halage des canots est certainement plus pénible que sur de grandes flaques, mais il est facile de frayer un passage aux embarcations en poussant les glaçons avec des gaffes. Du nid-de-pie, j’avais aperçu le mirage d’une nappe d’eau libre située le long de terre ; il est donc probable qu’après avoir traversé le milieu du pack, nous trouverons les glaces clairsemées.

Un navire solide comme le Jason se serait facilement frayé un passage à travers cette banquise. Souvent auparavant il avait culbuté des glaces autrement résistantes : mais alors il s’agissait d’aller chasser le phoque. Aujourd’hui le cas est différent. Si le Jason m’eût appartenu, je n’aurais pas hésité un instant à le lancer contre les glaces : mais nous n’étions que des passagers ; de plus, le navire n’était pas assuré pour tenter un atterrissement sur la côte du Grönland. Enfin nous ne connaissions ni le régime des courants, ni la profondeur de la mer dans ces parages. Si un glaçon avait enlevé l’hélice, il n’aurait guère été possible d’installer un nouveau propulseur, et cette avarie pouvait entraîner la perte du bâtiment. Dans ce cas les soixante-quatre hommes de l’équipage n’auraient pu que difficilement gagner les établissements danois avec les faibles approvisionnements du bord. Voyant que nous pourrions nous tirer d’affaire nous-mêmes, je priai le capitaine de nous conduire à l’iskant et de faire embarquer les bagages dans nos canots.

Comme je l’ai dit plus haut, l’expédition avait emporté une embarcation spécialement construite pour elle. Comme elle aurait été lourdement chargée par nos bagages, j’acceptai avec reconnaissance l’offre du capitaine de nous donner un des petits canots du Jason. Les deux bateaux sont amenés le long du bord, et bientôt tout le

  1. Glaces flottantes en général de petite dimension. (Note du traducteur.)