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toujours au nord

, pendant dix-sept heures nous avons travaillé à nous frayer un passage au milieu des glaces, sans autre repos qu’une halle de trente minutes pour le dîner.

Le 5 août, nous poursuivons notre route à travers la banquise, toujours très épaisse. Dans ces parages elle s’étend jusqu’à la côte même. Près de terre sont échoués plusieurs isbergs de dimensions colossales. Dans l’après-midi, au delà du cap de Kutsigsormiut, pendant que nous sommes arrêtés sur un îlot pour examiner les glaces, nous voyons un énorme fragment se détacher d’une de ces montagnes situées à quelques centaines de mètres de nous. En même temps, le centre de gravité se trouvant déplacé par la rupture de ce bloc, l’isberg culbute avec un fracas épouvantable. La mer est soulevée, comme fouettée par une grosse tempête, les petits glaçons jetés les uns contre les autres, et un îlot situé en face de nous balayé par d’énormes vagues. Eussions-nous poursuivi notre roule sans nous arrêter ici, les embarcations auraient été jetées à la côte.

Dans la soirée nous atteignons une petite île au milieu de l’embouchure de l’Inugsuarmiutfjord. Fatigués par une journée de voyage particulièrement rude, nous pensions bivouaquer sur ce point, lorsque tout à coup nous apercevons la mer libre devant nous jusqu’au Skjöldungen[1]. La tentation est trop forte : nous nous réconfortons d’une ration de chocolat en poudre et continuons jusqu’à un rocher situé tout près de terre, de l’autre côté du fjord (65° 12’ de latitude nord et 41° 8’ de longitude ouest).

Sur la côte orientale du Grönland la différence de niveau entre la haute et la basse mer est très considérable. Ces jours-ci nous avons la mauvaise chance d’arriver au bivouac à la marée descendante, et sommes obligés par suite de haler les embarcations sur une distance assez grande pour les mettre en sécurité. Hier soir, nous avions, croyions-nous, mis les canots et les bagages hors de l’atteinte de la haute mer ; aussi, ce matin, quel n’est pas notre étonnement lorsque nous découvrons que le flot a emporté notre barillet de bière et une pièce de bois ! La perte du baril était particulièrement regrettable, non pas qu’il contînt encore de la bière, il y avait beau temps que

  1. Celle île est hérissée de hautes montagnes parsemées d’un grand nombre de petits glaciers. (Holm et Garde, Meddelelser om Grönland, vol. ix, p. 197.)