Page:Nanteuil, L’épave mystérieuse, 1891.djvu/102

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« … Mon cher ami, en terminant je veux vous faire le récit d’une chose terrible dont je viens d’être le témoin et qui m’a réellement bouleversé. Il s’agit de Djin, votre protégé, devenu le mien aussi après votre départ, car alors je m’attachai beaucoup à cet animal, en souvenir d’une amitié récente, durable, je l’espère, entre nous. J’allais donc chaque matin souhaiter le bonjour à Djin ; lui se montrait doux et affectueux. Lorsque je prononçais votre nom, ses yeux intelligents vous cherchaient de tous les côtés… Jugez de ma stupéfaction en apprenant un soir que Djin avait tué son cornac en employant de terribles raffinements de cruauté. D’abord je ne voulus pas ajouter foi au récit de mon soldat ; cependant je dus me rendre à l’évidence. Il paraît que Djin et un autre éléphant étaient occupés à abattre des arbres au bord d’un petit lac situé à un kilomètre des écuries. La tâche achevée, le cornac de Djin arrive seul afin de ramener les deux animaux, auxquels, dès qu’il se trouve à portée, il adresse quelques paroles ; mais bientôt il s’interrompt et veut courir ; Djin lui barre toute issue, le terrasse et le foule aux pieds ; l’homme appelle à son secours, il paraît aussi implorer l’animal ; celui-ci répond par des cris de colère et continue son œuvre. Ensuite, entourant avec sa trompe la taille du cornac, il le précipite dans le lac ; ce malheureux, qui respire encore, se débat et veut nager ; mais chaque fois qu’il se redresse, Djin le repousse et le maintient entre deux eaux. Bientôt le corps reste immobile, à moitié échoué sur la berge… Vous vous demandez sans doute, mon cher Résort, ce que pendant ce temps-là faisait l’autre éléphant ? Eh bien, avec l’air parfaitement tranquille il alignait les arbres abattus. Cela d’ailleurs n’est point un fait isolé, car jamais, sans y être invité, un éléphant ne se mêle des affaires de son prochain.

« La cloche commence à annoncer l’heure du repas ; alors les deux éléphants quittent le bord du lac et le théâtre du crime pour s’en aller aux écuries, où ils déjeunent de fort bon appétit…

« L’éveil fut donné seulement dans la soirée par une vieille femme hindoue et son petit-fils ; tous deux avaient assisté à ce drame sur la rive opposée du lac, criant, appelant. Leurs cris, entendus du village voisin, n’inquiétèrent d’abord personne ; ensuite il fallut marcher deux heures pour contourner le lac et arriver aux écuries.

« Des soldats rapportèrent le corps du malheureux cornac. On instruisit l’affaire, on surveilla Djin enfermé et qui n’était plus libre de sortir. Djin restait doux et paisible. J’allai le voir, il m’accueillit avec la même affection… La vieille femme affirmait que le cornac, avant d’être terrassé, avait frappé l’éléphant. Mais une enquête na prouva aucune habitude de brutalité de la part du mort.