Page:Nanteuil, L’épave mystérieuse, 1891.djvu/133

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son pour embarquer ici comme des chiens fouettés, décidés à tout prendre par le mauvais bout ? Ainsi faites-vous depuis le premier jour en grognant contre les choses, le bateau, les chambres, le carré, le poêle, etc. J’excuserais le premier mouvement, si entre vous cela se passait mieux et si je ne vous voyais résolus à vous arracher les cheveux à chaque instant. Donc, avant un mois, les heures des repas deviendront des espèces de pugilats, et ensuite vous ne vous adresserez plus la parole en dehors du service. Celui-ci ne sera pas le premier bâtiment où les choses tournent ainsi ; j’en connais des exemples, et ça manquait de gaieté, croyez-moi. »

D’abord personne ne répondit. Mais on comprenait ce à quoi Langelle faisait allusion. Encore en vue des côtes, la veille au soir, des questions irritantes avaient été soulevées, et, naturellement, chacun défendit ses convictions, politiques, religieuses, etc., puis arrivèrent les personnalités blessantes. Le premier repas se passa de la sorte. Excepté le second, tous les officiers étaient jeunes, inexpérimentés par conséquent, et entiers dans leurs opinions. Ils se dirent promptement quantité de choses désagréables. Les têtes paraissaient trop montées pour que le lieutenant crût prudent d’intervenir, mais à présent il jugeait le moment opportun.

D’un autre côté, les prévisions de M. de Résort se réalisaient absolument. Une aversion réciproque existait déjà entre les deux commandants avant que la Coquette fût sortie du bassin. Plusieurs fois, au cours de l’armement, Langelle avait été sur le point de demander un remplaçant ; il le pouvait, puisqu’il partait au choix. Maintenant qu’il était trop tard, il regrettait d’avoir reculé par une espèce de fausse honte tout à fait en dehors de son caractère… Mais il désirait trouver au moins quelques compensations au carré, et puis il s’intéressait à ses jeunes camarades.

Ces derniers eussent pu lui rétorquer que lui-même ne prêchait pas d’exemple. Ils n’y songèrent pas ; d’ailleurs ils ignoraient en grande partie à quel point les relations se tendaient entre le commandant et son second, et ce qu’ils en devinaient les rendait fort partiaux vis-à-vis du dernier. Tous blâmaient l’officier supérieur assez peu maître de lui pour se laisser aller à des emportements irraisonnés, bousculant alors ceux qui tombaient sous sa main, matelots, élèves ou officiers, jurant, sacrant, frappant même les premiers, et ensuite, la colère apaisée, se montrant bien trop faible afin qu’on oubliât !… Excellent homme au fond, très aimé des hommes ; eux seuls comprenaient cette nature qui se rapprochait de la leur.

Avant de descendre, au moment où il rendait le quart, Langelle s’était approché du commandant, qui arrivait sur le pont :