Aller au contenu

Page:Nanteuil, L’épave mystérieuse, 1891.djvu/144

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
126
L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

troisième noyade ; trois étant un nombre fatidique, je pense que je mourrai sur la terre ferme à présent.

— Trois, nous en connaissons seulement deux ? dans quels parages l’autre ?

— En rade de Brest tout simplement, en 46 ; j’étais enseigne alors et nous revenions de l’Atlantique sud, après une croisière de trente mois, pendant laquelle notre commandant avait fait de tels coups d’écoute, si risqués, parfois si intempestifs, que nous croyions la Doris insubmersible. Au cap Horn, par exemple, lorsque plusieurs navires rencontrés ou croisés avaient deux et trois ris, nous n’en prîmes qu’un seul. Ensuite à la hauteur de Montévidéo, le commandant et un capitaine baleinier anglais firent un pari : à celui qui apercevrait le plus tôt Rio. Nous gagnâmes le pari, malgré un coup de vent, une mer démontée, et nous arrivâmes notre bout-dehors cassé avec de graves avaries, que le commandant paya de sa poche… Et près de la pointe du Portzic, rentrant au port, un violent grain du nord-ouest s’abattit sur la Doris ; le grain arriva tout d’un coup avec une saute de vent. Par les panneaux ouverts, l’eau embarqua dans la cale et nous coulâmes avant de nous être rendu compte du danger. Sur les bâtiments mouillés aux environs, les hommes de veille crurent avoir rêvé d’une corvette entrant en rade toutes voiles dehors, qu’un grain épouvantable masqua bientôt, et, le grain dissipé, plus rien du tout ! seulement au milieu d’un grand remous dans l’eau, des têtes çà, et là, et des mains s’accrochant à des épaves. Plusieurs embarcations arrivèrent, qui repêchèrent trente hommes sur quatre-vingts, et moi seul d’officier. Ah ! mes enfants, je vous donne ma parole que, pour ne m’être pas noyé aussi, je me sentais bien honteux devant la femme de mon commandant lorsque celle-ci voulut me voir ensuite ! je pleurais aussi fort qu’elle et j’aurais voulu être à la place de son mari. Eh bien, qu’est-ce ? dit Langelle, en s’adressant à un timonier qui venait d’entrer au carré.

— Lieutenant, c’est le gabier Thomy Fontaine : il fait le train à l’avant, et il dit comme ça que sa punition elle n’a point été ordonnée par vous, lieutenant, mais seulement par le quartier-maître de manœuvre, et alors…

— Et alors, vous n’êtes qu’un animal vous-même, pour oser répéter des bêtises pareilles, et je ne vous conseille pas de continuer, vous entendez ? Sortez et envoyez-moi le capitaine d’armes. »

Ce dernier arriva bientôt. « Martin, lui dit Langelle, faites mettre aux fers pour trois jours le gabier Fontaine, qui a refusé de se rendre de bonne volonté au magasin général.

— Très bien, lieutenant. » Et le capitaine d’armes se retira l’air fort