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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

de grosses larmes dans les yeux en me parlant de l’héroïsme des soldats et des officiers. Pas un n’a hésité, reculé ou murmuré, et tous en partant connaissaient le sort probable qui les attendait ! Il paraît que lord Cardigan répète à chaque instant : « Quelle chose horrible de leur survivre ! » Et figurez-vous, mon général, que cet aide de camp de lord Lucan, Harry Keith, mon ami, eh bien, il a chargé aussi à côté du commandant sans recevoir une balle. Mais le capitaine Nolan est tombé des premiers.

— Une grosse responsabilité pour les généraux d’avoir donné ou fait exécuter cet ordre, répliqua le général Bosquet. Notre division s’est distinguée ; en tout cas, ajouta-t-il, je suis content d’elle, de vous aussi, qui me semblez bien pâle. Seriez-vous blessé ?

— Blessé, je ne sais… Peut-être, » répondit Ferdinand, prêt à se trouver mal.

Pendant l’action une balle, reçue à l’avant-bras, lui avait causé une assez vive douleur, puis au milieu de l’exaltation du combat il n’y avait plus songé ; mais, en quittant la tente de son chef, il dut s’appuyer sur des soldats pour se rendre à l’ambulance, où l’on constata une fracture de la clavicule. Après l’avoir réduite et une fois les bandages posés :

« C’est une jolie petite blessure, bien propre, dit le chirurgien ; une blessure charmante, sans plaie, et vous ne manquez pas de chance, jeune homme, car, si cette balle qui vous a frappé n’avait été amortie, votre épaule serait en bouillie. »

Ensuite, et malgré « cette chance », Ferdinand souffrit horriblement pendant les premiers jours. Il eut une fièvre ardente, le délire et l’épaule fort douloureuse.

Cependant les attaques des Russes continuaient tantôt sur un point, tantôt sur un autre. De chaque côté on faisait de formidables apprêts : une grande bataille était probable et prochaine…

Galopant entre les deux camps, Keith venait chaque soir à l’ambulance du Clocheton, et là il s’ingéniait à soulager son ami et aussi les autres blessés. La vue du jeune Anglais amenait un sourire dans tous les yeux. Le général Bosquet témoigna beaucoup de sympathie à son « petit enseigne », le général Bouat encore davantage. À côté du lit de Ferdinand un officier de chasseurs souffrait aussi, mais d’une blessure incurable, car on venait de lui couper la jambe gauche au-dessus du genou.

L’amputé était un tout jeune homme et qui supporta héroïquement l’opération. Seulement, lorsqu’elle fut terminée, il sourit tristement en regardant le membre séparé du tronc et qu’on n’avait pas encore emporté.