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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

intervalles : ce que voyant, les commandants en chef résolurent de ménager leurs courageux adversaires. Ils ordonnèrent d’arrêter le feu, et le pavillon parlementaire fut hissé.

Le fort et la garnison se rendirent à discrétion : mille quatre cent vingt prisonniers, dont le général, quarante officiers, cent soixante-quatorze bouches à feu, tels étaient les résultats de la journée, dernière action de cette longue guerre. L’armistice fut d’abord signé, et la paix réglée par le congrès de Paris, le 30 mars 1856.

Sur le Montebello, après la reddition de la forteresse, le soir, chacun se pressait autour du canot amiral, où plus de cent traces de balles se voyaient le long des plats-bords.

« Vive l’amiral ! criaient les hommes, il est invulnérable, c’est lui qui nous a préservés. »

Lui, souriant, passait au milieu de ces braves gens, posant parfois la main sur l’épaule d’un vieux matelot, dont la figure bronzée parlait des fatigues endurées pendant ces dures croisières, ou bien il s’informait de tel autre, en nommait plusieurs… Profondément ému, heureux au possible ! Ce fut un de ces moments où l’on touche presque au bonheur parfait.

Nommé grand amiral de France, il partit à la tête de son escadre triomphante ; mais il commençait à se sentir bien las.

« Quelle fatigue ! mes enfants, disait-il à ses officiers pendant les repas, il me semble que j’ai toujours faim et sommeil, et je ne parviens ni à dormir, ni à manger. »

Sa jeune femme et ses jeunes enfants l’attendaient à Toulon, comptant les heures et les minutes.

En pleine mer, entre l’Italie et le cap Matapan, le 18 novembre 1855, la mort s’en vint brutalement fermer les yeux de l’amiral Bruat, et non pas la mort qu’il avait rêvée et bravée. Il la vit arriver sans baisser les yeux, pas plus qu’il ne les baissait lorsque autour de lui sifflaient les balles ennemies. Chrétiennement résigné, sans murmure, il sut faire le grand sacrifice de ne pas embrasser une fois encore ses petites filles et leur mère. Comme Saint-Arnaud, Dundas, Raglan, Lourmel, Brandon, Bizot, Mayran, Cathcart et tant d’autres, il ne devait pas revoir son pays après la campagne de Crimée.

Le Montebello ramena en France la dépouille mortelle de l’amiral Bruat. Le Bayard devait nous rapporter, trente ans plus tard, le cercueil de l’amiral Courbet, un autre héros, vaincu aussi par un mal dont il ne voulut jamais se plaindre.

Le 26 novembre 1855, à Toulon, au milieu d’une foule recueillie, des embarcations déposaient à terre les officiers et les hommes en permission.

Sur le quai, des familles groupées attendaient un fils, un frère, un