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Page:Nel - La flamme qui vacille, 1930.djvu/8

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LA FLAMME QUI VACILLE

pas mécanique jusqu’à la grange et, au commandement de « Dismiss » ils tombent sur la paille et s’endorment.

Demain, on se décrottera, on songera à manger et à faire manger la vieille, qui, sans s’émouvoir, va se coucher en criant :

Ni plus haut, ni plus faiblement que les autres soirs.


III

LA PRISE D’ARMES


La Nième compagnie est alignée, astiquée, fourbie, martiale et brillante, sous un riant soleil. Plusieurs blessés, ceux qui n’ont pas été plus loin que l’ambulance, sont là, plusieurs avec un pansement apparent, mais reposés et fiers.

Tout le monde est dispos et fort ; les barbes fraîchement rasées, la tenue No 1 impeccable, les armes luisantes. On ne pourrait croire que ce sont les mêmes hommes qu’on a vu revenir, lamentables et épuisés, loques sans âme, au sortir de la fournaise.

Bien que les vides ne soient pas comblés et que quelques bras en écharpe évoquent le souvenir de la récente bataille, on dirait une compagnie toute neuve.

D’autres compagnies sont là, moins éprouvées, mais pas plus brillantes. L’histoire de la Nième compagnie, dont le dévouement a fait de l’attaque un succès, est connue et cela donne à chacun de ses survivants un vernis de gloire.

Il y a là des officiers supérieurs des armées canadienne, anglaise et française. Au nom de la France, le général Dupont est venu épingler lui-même quelques croix de la Légion d’Honneur sur les poitrines de vaillants officiers.

C’est au tour de ceux-ci de remettre à leurs hommes les diverses récompenses qu’ils ont si bien gagnées.

Le capitaine Merville s’arrête devant le caporal Sarment, qui, bien qu’assez grièvement blessé, a refusé de se laisser évacuer, tenant à être présent à la « distribution des prix », car si le bonhomme est brave et désintéressé, il n’en est pas moins sensible à la gloire.

On lit la citation :

— A réussi le premier à atteindre un nid de mitrailleuses et l’a réduit au silence, malgré deux blessures.

Le capitaine épingle la décoration ; les deux hommes se saluent et échangent une poignée de main. Mais avant de passer le capitaine se tourne vers le groupe des officiers supérieurs, salue et précise :

— Le caporal Sarment a 45 ans. C’est un volontaire de la première heure. Il a laissé au Canada une femme malade et une petite fille. Il a été le héros de la journée et l’instrument du succès.

Les officiers supérieurs s’approchent et serrent la main de Rosaire dont les yeux sont pleins de larmes. Le général Dupont ajoute :

— La France vous remercie.

Alors, sans se soucier de la présence des officiers britanniques, le canadien se déboutonne :

— Mon général, c’est pour la France que je suis t’icit, parce que je l’aime comme si c’était ma mère.

Le général Dupont regarde l’homme avec une expression de surprise reconnaissante ; son regard erre sur les visages de ses compagnons où il lit l’approbation.

Avec un pincement de regret, il songe à l’erreur terrible et irréparable des « quelques arpents de neige » jadis abandonnés avec leurs vaillants colons. Alors, détachant de sa poitrine, une barrette portant deux croix de bronze, il en décore le caporal Rosaire Sarment, et suivant la coutume française, lui donne l’accolade.

 

Les hommes sont de retour au cantonnement, fatigués d’avoir été longtemps au « garde à vous », mais heureux et fiers des honneurs prodigués.

Le vaguemestre. Distribution des lettres. Mouvements divers. Un petit poilu est au premier rang, calme et confiant, réjoui d’avance, dans la certitude qu’il y a quelque chose pour lui. Un autre a moins de hâte, sachant qu’on va lui parler des misères du foyer. Celui-ci, qui a su que sa femme est infidèle et qui ne reçoit rien depuis longtemps, n’ose approcher, mais tend l’oreille dans l’espoir, souvent déçu, mais tenace, qu’elle aura « changé ». Cet autre est indifférent, n’ayant personne dans le monde qui aurait l’idée de lui écrire.

— Rosaire Sarment.

Le caporal prend sa lettre avec une émotion dont il ne peut disséquer l’origine, car elle tient de sentiments divers : joie, crainte.

Tout de suite, en jetant les yeux sur l’enveloppe, en n’y reconnaissant pas l’écriture hésitante et tremblée de sa femme, il est fixé.

Le malheur est arrivé.

Il regarde autour de lui, comme pour chercher un point d’appui, mais chacun est occupé, absorbé dans ses propres joies ou douleurs. Instinctivement, il va au capitaine, salue et tend sa missive et comme le capitaine la retourne entre ses mains, sans comprendre, il explique d’un geste qui veut bien dire :

— J’ai peur, lisez pour moi.

Le capitaine parcourt la lettre d’une voisine apprenant la fatale nouvelle. Il hésite un moment puis, prenant la main de Rosaire, lui dit avec une affection paternelle :

— Courage, mon brave. Ta petite fille t’embrasse bien.

Alors, le vieux héros, se résignant à comprendre ce qu’il redoutait d’apprendre, chancelle et tombe ; sous le coup de l’émotion, ses blessures se sont rouvertes.

On le secourt, on le place sur un brancard et, tandis qu’on le transporte à l’ambulance, la petite vieille du cantonnement, lance, comme un adieu, sa monotone lamentation :

— J’ai faim ! J’ai faim !