Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/341

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de change, et les débris de la jeunesse dorée. Aujourd’hui, tout le monde a quarante ans, ils en ont soixante. Cherchons encore la jeunesse non dorée. Rien ne me blesse comme les mœurs d’un jeune homme dans un homme âgé, à moins qu’il ne soit Brancas ou Saint-Cricq. Tu n’as jamais connu Saint-Cricq ?

— Au contraire.

— C’est lui qui se faisait de si belles salades au café Anglais, entremêlées de tasses de chocolat. Quelquefois, par distraction, il mêlait le chocolat avec la salade, cela n’offensait personne. Eh bien, les viveurs sérieux, les gens ruinés qui voulaient se refaire avec des places, les diplomates en herbe, les sous-préfets en expectative, les directeurs de théâtre ou de n’importe quoi — futurs — avaient mis ce pauvre Saint-Cricq en interdit. Mis au ban, comme nous disions jadis, Saint-Cricq s’en vengea d’une manière bien spirituelle. On lui avait refusé la porte du café Anglais ; visage de bois partout. Il délibéra en lui-même pour savoir s’il n’attaquerait pas la porte avec des rossignols ou à grands coups de pavé. Une réflexion l’arrêta :

« — Pas d’effraction, pas de dégradation ; il vaut mieux aller trouver mon ami le préfet de police.

« Il prend un fiacre, deux fiacres ; il aurait pris quarante fiacres s’il les eût trouvés sur la place.

« À une heure du matin, il faisait grand bruit rue de Jérusalem.

« — Je suis Saint-Cricq, je viens demander justice d’un tas de… polissons ; hommes charmants, mais qui ne comprennent pas…, enfin, qui ne comprennent pas ! Où est Gisquet ?

« — Monsieur le préfet est couché.

« — Qu’on le réveille. J’ai des révélations importantes à lui faire.

« On réveille le préfet, croyant qu’il s’agissait d’un complot politique. Saint-Cricq avait eu le temps de se calmer. Il redevient posé, précis, parfait gentilhomme, traite avec aménité le