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X

LE RÔTISSEUR

Ô jeune fille à la voix perlée ! tu ne sais pas phraser comme au Conservatoire ; tu ne sais pas chanter, ainsi que dirait un critique musical… Et pourtant ce timbre jeune, ces désinences tremblées à la façon des chants naïfs de nos aïeules, me remplissent d’un certain charme ! Tu as composé des paroles qui ne riment pas et une mélodie qui n’est pas carrée ; et c’est dans ce petit cercle seulement que tu es comprise et rudement applaudie. On va conseiller à ta mère de t’envoyer chez un maître de chant, et, dès lors, te voilà perdue… perdue pour nous ! Tu chantes au bord des abîmes, comme les cygnes de l’Edda. Puissé-je conserver le souvenir de ta voix si pure et si ignorante, et ne t’entendre plus, soit dans un théâtre lyrique, soit dans un concert, ou seulement dans un café chantant !

Adieu, adieu, et pour jamais adieu !… Tu ressembles au séraphin doré du Dante, qui répand un dernier éclair de poésie sur les cercles ténébreux dont la spirale immense se rétrécit toujours, pour aboutir à ce puits sombre où Lucifer est enchaîné jusqu’au jour du dernier jugement.

Et maintenant, passez autour de nous, couples souriants ou plaintifs,… « spectres où saigne encore la place de l’amour ! » Les tourbillons que vous formez s’effacent peu à peu dans la brume… La Pia, la Francesca, passent peut-être à nos côtés… L’adultère, le crime et la faiblesse se coudoient, sans se reconnaître, à travers ces ombres trompeuses.

Derrière l’ancien cloître Saint-Honoré, dont les débris subsistent encore, cachés par les façades des maisons modernes, est la boutique d’un rôtisseur ouverte jusqu’à deux