Page:Nerval - Les Filles du feu.djvu/301

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en faisant sauter un gros rocher, à la place duquel à présent s’ouvre un abîme. Eh bien ! ce passage a toujours été meurtrier pour les ennemis toutes les fois qu’ils ont tenté d’assaillir le fort ; à peine engagés dans ce sentier, les malheureux essuyaient le feu de quatre pièces de vingt-quatre, qu’on n’a pas dérangées sans doute, et qui rasaient le sol dans toute la longueur de cette pente… — Vous avez dû vous distinguer, dit un colonel à Desroches, est-ce là que vous avez gagné la lieutenance ? — Oui, colonel, et c’est là que j’ai tué le premier, le seul homme que j’aie frappé en face et de ma propre main. C’est pourquoi la vue de ce fort me sera toujours pénible.

— Que nous dites-vous là ? s’écria-t-on ; quoi ! vous avez fait vingt ans la guerre, vous avez assisté à quinze batailles rangées, à cinquante combats peut-être, et vous prétendez n’avoir jamais tué qu’un seul ennemi ?

— Je n’ai pas dit cela, messieurs : des dix mille cartouches que j’ai bourrées dans mon fusil, qui sait si la moitié n’a pas lancé une balle au but que le soldat cherche ? mais j’affirme qu’à Bitche, pour la première fois, ma main s’est rougie du sang d’un ennemi, et que j’ai fait le cruel essai d’une pointe de sabre que le bras pousse jusqu’à ce qu’elle crève une poitrine humaine et s’y cache en frémissant.

— C’est vrai, interrompit l’un des officiers, le soldat tue beaucoup et ne le sent presque jamais. Une fusillade n’est pas, à vrai dire, une exécution, mais une intention mortelle. Quant à la baïonnette, elle fonctionne peu dans les charges les plus désastreuses ; c’est un conflit dans lequel l’un des deux ennemis tient ou cède sans porter de coups, les fusils s’entrechoquent, puis se relèvent quand la résistance