Page:Nerval - Les Illuminés, 1852.djvu/168

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rangon, l’amoureux de ces onze mille vierges, tant soit peu martyres la plupart, qui se nommaient Jeannette Rousseau, Marguerite Pâris, Manon Prudhot, Flipote, Tonton Laclos, Colombe, Edmée Servigné, Delphine Baron ou Rose Lambelin ; ce n’est plus même l’amant déjà formé de Mlle Prudhomme et de la belle Mlle Guéant, ni le galant obscur que la blonde Septimanie, comtesse d’Egmont, avait pu choisir pour suppléer aux froideurs de son noble époux. — Nous sommes cette fois en 1780 ; Nicolas a quarante-cinq ans. Il n’est pas vieux encore, mais il n’est plus jeune déjà ; sa voix s’éraille, sa peau se ride, et des fils d’argent se mêlent aux mèches de cheveux noirs qui se laissent voir parfois sous sa perruque négligée. Le riche peut garder longtemps la fraîcheur de ses illusions, comme ces primeurs et ces fleurs rares qu’on obtient chèrement au milieu de l’hiver ; mais le pauvre est bien forcé de subir enfin la triste réalité que l’imagination avait dissimulée longtemps. Alors malheur à l’homme assez fou pour ouvrir son cœur aux promesses menteuses des jeunes femmes ! Jusqu’à trente ans, les chagrins d’amour glissent sur le cœur qu’ils pressent sans le pénétrer ; après quarante ans, chaque douleur du moment réveille les douleurs passées, l’homme arrivé au développement complet de son être souffre doublement de ses affections brisées et de sa dignité outragée.

A l’époque dont nous parlons, Nicolas demeurait rue de Bièvre, chez Mme Debée-Léeman. Cette dame était une juive d’Anvers de quarante ans, belle encore, veuve d’un mari problématique, et vivant avec un M. Florimond, galant émérite, adorateur ruiné et réduit au rôle de souffre-douleur. A l’époque où Nicolas vint se loger chez Mme Léeman, il remarqua à peine une jeune fille de quatorze ans, qui déjà reproduisait sous un type plus frais et plus pur les