Page:Nerval - Les Illuminés, 1852.djvu/37

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

donnais, gagna le quartier Saint-Eustache et arriva enfin près de la halle où il trouva un cabaret ouvert.

L’état de ses vêtements, auquel il n’avait pas encore fait grande attention, lui attira des railleries ; il ne répondit rien, paya l’hôte et chercha un asile sûr. Il n’eût pas fait bon pour lui de se rendre chez sa tante, la comtesse douairière de Bucquoy ; mais il se souvint de la demeure d’une parente d’un de ses domestiques qui logeait à l’Enfant-Jésus, près des Madelonnettes.

L’abbé arriva de bonne heure chez cette femme et lui dit qu’il venait de province et que, passant par la forêt de Bondy, des voleurs l’avaient mis dans cet état. Elle le garda toute la journée et lui fit à manger. Vers le soir, il s’aperçut d’un certain air de soupçon qui lui fit penser à chercher un asile plus sûr… Il s’était rencontré déjà avec quelques-uns de ces beaux esprits du Marais qui fréquentaient l’hôtel de Ninon de Lenclos, alors âgée de près de quatre-vingts ans, et qui faisait encore des passions, en dépit des lettres de Mme de Sévigné. Les hôtels du Marais étaient le dernier asile de l’opposition bourgeoise et parlementaire. Quelques personnes de la noblesse, derniers débris de la Fronde, se faisaient voir parfois dans ces vieilles maisons, dont les hôtels déserts regrettaient encore les jours où les conseillers de la grande chambre et des Tournelles traversaient la foule en robe rouge, salués et applaudis comme des sénateurs romains du parti populaire.

Il y avait un petit établissement dans l’île Saint-Louis, qu’on appelait le café Laurent. Là se réunissaient les modernes épicuriens qui, sous le voile du scepticisme et de la gaîté, cachaient les débris d’une opposition sourde et patiente, comme Harmodius et Aristogiton cachaient leurs épées sous des roses.