Page:Nerval - Les Illuminés, Lévy, 1868.djvu/74

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— Ô jeune homme, lui disait-il, l’amour idéal, c’est la généreuse boisson qui perle au bord de la coupe ; ne te contente pas d’en admirer la teinte vermeille ; la nature ouvre en ce moment sa veine intarissable, mais tu n’as qu’un instant pour t’abreuver de ses saveurs divines, réservées à d’autres après toi !

Ces paroles jetaient Nicolas dans un désordre d’esprit plus grand encore.

— Quoi ! disait-il, n’existe-t-il pas des raisons qui s’opposent à nos ardeurs délirantes ? n’est-il pas des positions qu’il faut respecter, des divinités qu’on adore à genoux, sans oser même leur demander une faveur, un sourire ?

Gaudet d’Arras secouait la tête et continuait ses théories à la fois nuageuses et matérielles. Nicolas lui parla de l’éternelle justice, des punitions réservées au vice et au crime… Mais le cordelier ne croyait pas en Dieu.

— La nature, disait-il, obéit aux conditions préalables de l’harmonie et des nombres ; c’est une loi physique qui régit l’univers.

— il m’en coûterait pourtant, disait Nicolas, de renoncer à l’espérance de l’immortalité.

— J’y crois fermement moi-même, dit Gaudet d’Arras. Lorsque notre corps a cessé de vivre, notre âme dégagée, se voyant libre, est transportée de joie et s’étonne d’avoir aimé la vie…

Et, s’abandonnant à une sorte d’inspiration, il continua, comme rempli d’un esprit prophétique :

— Notre existence libre me paraît devoir être de deux cent cinquante ans… par des raisons fondées sur le calcul physique du mouvement des astres. Nous ne pouvons ranimer que la matière qui composait la génération dont nous faisions partie, probablement cette matière n’est entièrement dissoute, assez pour être revivifiable, qu’après l’époque dont je parle. Pendant les cent premières années de leur vie spirituelle, nos âmes sont heureuses et sans peines morales, comme nous le sommes