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VOYAGE EN ORIENT.

mes fellahs stationnent partout dans les rues avec des cages pleines de poules, de pigeons et de canards ; on vend même au boisseau les poulets éclos dans les fours à œufs si célèbres du pays, des Bédouins apportent le matin des coqs de bruyère et des cailles, dont ils tiennent les pattes serrées entre leurs doigts, ce qui forme une couronne autour de la main. Tout cela, sans compter les poissons du Nil, les légumes et les fruits énormes de cette vieille terre d’Égypte, se vend à des prix fabuleusement modérés.

En comptant, par exemple, les poules à vingt centimes et les pigeons à moitié moins, je pouvais me flatter d’échapper longtemps au régime des hôtels ; malheureusement, il était impossible d’avoir des volailles grasses : c’étaient de petits squelettes emplumés. Les fellahs trouvent plus d’avantage à les vendre ainsi qu’à les nourrir longtemps de maïs. Abdallah me conseilla d’en acheter un certain nombre de cages, afin de pouvoir les engraisser. Cela fait, on mit en liberté les poules dans la cour et les pigeons dans une chambre, et Mustafa, ayant remarqué un petit coq moins osseux que les autres, se disposa sur ma demande, à préparer un couscoussou.

Je n’oublierai jamais le spectacle qu’offrit cet Arabe farouche, tirant de sa ceinture son yatagan destiné au meurtre d’un malheureux coq. Le pauvre oiseau payait de bonne mine, et il y avait peu de chose sous son plumage, éclatant comme celui d’un faisan doré. En sentant le couteau, il poussa des cris enroués qui me fendirent l’âme. Mustafa lui coupa entièrement la tête, et le laissa ensuite se traîner encore en voletant sur la terrasse, jusqu’à ce qu’il s’arrêtât, roidît ses pattes, et tombât dans un coin. Ces détails sanglants suffirent pour m’ôter l’appétit. J’aime beaucoup la cuisine que je ne vois pas faire… et je me regardais comme infiniment plus coupable de la mort du petit coq que s’il avait péri dans les mains d’un hôtelier. Vous trouverez ce raisonnement lâche ; mais que voulez-vous ! je ne pouvais réussir à m’arracher aux souvenirs classiques de l’Égypte, et dans certains moments je me serais fait scrupule