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LES FEMMES DU CAIRE.

— Il est trop pauvre, répondit le cheik, et, d’ailleurs, son ignorance est devenue telle, qu’il n’apprécie plus que les romans délayés sans art et sans souci de la pureté du style. Il suffit d’amuser les habitués d’un café par des aventures sanglantes ou graveleuses. Puis, à l’endroit le plus intéressant, le narrateur s’arrête, et dit qu’il ne continuera pas l’histoire qu’on ne lui ait donné telle somme ; mais il rejette toujours le dénoûment au lendemain, et cela dure des semaines entières.

— Eh ! mais, lui dis-je, tout cela est comme chez nous !

— Quant aux illustres poèmes d’Antar ou d’Abou-Zeyd, continua le cheik, on ne veut plus les écouter que dans les fêtes religieuses et par habitude. Est-il même sûr que beaucoup en comprennent les beautés ? Les gens de notre temps savent à peine lire. Qui croirait que les plus savants, entre ceux qui connaissent l’arabe littéraire, sont aujourd’hui deux Français ?

— Il veut parler, me dit le consul, du docteur Perron et de M. Fresnel, consul de Djeddah. Vous avez pourtant, ajouta-t-il en se tournant vers le cheik, beaucoup de saints ulémas à barbe blanche qui passent tout leur temps dans les bibliothèques des mosquées ?

— Est-ce apprendre, dit le cheik, que de rester toute sa vie, en fumant son narghilé, à relire un petit nombre des mêmes livres, sous prétexte que rien n’est plus beau et que la doctrine en est supérieure à toutes choses ? Autant vaut renoncer à notre passé glorieux et ouvrir nos esprits à la science des Francs…, qui cependant ont tout appris de nous !

Nous avions quitté l’enceinte de la ville, laissé à droite Boulaq et les riantes villas qui l’entourent, et nous roulions dans une avenue large et ombragée, tracée au milieu des cultures, qui traverse un vaste terrain cultivé, appartenant à Ibrahim. C’est lui qui a fait planter de dattiers, de mûriers et de figuiers de pharaon toute cette plaine autrefois stérile, qui aujourd’hui semble un jardin. De grands bâtiments servant de fabriques occupent le centre de ces cultures à peu de distance du Nil. En les dépassant et tournant à droite, nous nous trouvâmes devant