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VOYAGE EN ORIENT.

chrétiens, les matelots, par un respect mal compris pour la loi de Mahomet, ne buvant que de l’eau-de-vie d’anis, le capitaine, dis je, se mit à parler bas à l’oreille de l’Arménien.

— Il veut, me dit ce dernier, vous faire une proposition.

— Qu’il parle.

— Il dit que c’est délicat, et espère que vous ne lui en voudrez pas si cela vous déplaît.

— Pas du tout.

— Eh bien, il vous demande si vous voulez faire l’échange de votre esclave contre le ya ouled (le petit garçon) qui lui appartient aussi.

Je fus au moment de partir d’un éclat de rire ; mais le sérieux parfait des deux Levantins me déconcerta. Je crus voir là au fond une de ces mauvaises plaisanteries que les Orientaux ne se permettent guère que dans les situations où un Franc pourrait difficilement les en faire repentir. Je le dis à l’Arménien, qui me répondit avec étonnement :

— Mais non, c’est bien sérieusement qu’il parle ; le petit garçon est très-blanc et la femme basanée, et, ajouta-t-il avec un air d’appréciation consciencieuse, je vous conseille d’y réfléchir, le petit garçon vaut bien la femme.

Je ne suis pas habitué à m’étonner facilement : du reste, ce serait peine perdue dans de tels pays. Je me bornai à répondre que ce marché ne me convenait pas. Ensuite, comme je montrais quelque humeur, le capitaine dit à l’Arménien qu’il était fâché de son indiscrétion, mais qu’il avait cru me faire plaisir. Je ne savais trop quelle était son idée, et je crus voir une sorte d’ironie percer dans sa conversation ; je le fis donc presser par l’Arménien de s’expliquer nettement sur ce point.

— Eh bien, me dit ce dernier, il prétend que vous avez, ce matin, fait des compliments au ya ouled ; c’est, du moins, ce que celui-ci a rapporté.

— Moi ? m’écriai-je. Je l’ai appelé petit drôle parce qu’il se lavait les mains avec notre eau à boire ; j’étais furieux contre lui, au contraire.