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VOYAGE EN ORIENT.

Cet homme, en effet, ne parla plus à l’esclave ; mais il causait très-haut devant elle avec ses camarades, et je comprenais bien qu’il s’agissait de la muslim (musulmane) et du Roumi (Romain). Il fallait en finir, et je ne voyais aucun moyen d’éviter ce système d’insinuation. Je me décidai à faire venir l’esclave près de nous, et, avec l’aide de l’Arménien, nous eûmes à peu près la conversation suivante :

— Qu’est-ce que t’ont dit ces hommes tout à l’heure ?

— Que j’avais tort, étant croyante, de rester avec un infidèle.

— Mais ne savent-ils pas que je t’ai achetée ?

— Ils disent qu’on n’avait pas le droit de me vendre à toi.

— Et penses-tu que cela soit vrai ?

— Dieu le sait !

— Ces hommes se trompent, et tu ne dois plus leur parler.

— Ce sera ainsi.

Je priai l’Arménien de la distraire un peu et de lui conter des histoires. Ce garçon m’était, après tout, devenu fort utile ; il lui parlait toujours de ce ton flûté et gracieux qu’on emploie pour égayer les enfants, et recommençait invariablement par Ked ya, siti ?…

— Eh bien, donc, madame !… qu’est-ce donc ? nous ne rions pas ? Voulez-vous savoir les aventures de la Tête cuite au four ?

Il lui racontait alors une vieille légende de Constantinople, où un tailleur, croyant recevoir un habit de sultan à réparer, emporte chez lui la tête d’un aga qui lui a été remise par erreur, si bien que, ne sachant comment se débarrasser ensuite de ce triste dépôt, il l’envoie au four, dans un vase de terre, chez un pâtissier grec. Ce dernier en gratifie un barbier franc, en la substituant furtivement à sa tête à perruque ; le Franc la coiffe ; puis, s’apercevant de sa méprise, la porte ailleurs ; enfin il en résulte une foule de méprises plus ou moins comiques. Ceci est de la bouffonnerie turque du plus haut goût.

La prière du soir ramenait les cérémonies habituelles. Pour