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LES FEMMES DU CAIRE.

situation, c’est que nous nous trouvions justement à la hauteur de Saint-Jean-d’Acre, où il fallait relâcher pour prendre de l’eau. La ville n’était pas encore en vue, mais nous ne pouvions manquer, si le vent continuait, d’y arriver le lendemain. Quant à Méhmed-Pacha, par un autre hasard digne de s’appeler providence pour moi et fatalité pour mes adversaires, je l’avais rencontré à Paris dans plusieurs soirées. Il m’avait donné du tabac turc et fait beaucoup d’honnêtetés. La lettre dont je m’étais chargé lui rappelait ce souvenir, de peur que le temps et ses nouvelles grandeurs ne m’eussent effacé de sa mémoire ; mais il devenait clair néanmoins, par la lettre, que j’étais un personnage très-puissamment recommandé.

La lecture de ce document produisit l’effet du quos ego de Neptune. L’Arménien, après avoir mis la lettre sur sa tête en signe de respect, avait ôté l’enveloppe, qui, comme il est d’usage pour les recommandations, n’était point fermée, et montrait le texte au capitaine à mesure qu’il le lisait. Dès lors les coups de bâton promis n’étaient plus une illusion pour le hadji et ses camarades. Ces garnements baissèrent la tête, et le capitaine m’expliqua sa propre conduite par la crainte de heurter leurs idées religieuses, n’étant lui-même qu’un pauvre sujet grec du sultan (raya), qui n’avait d’autorité qu’en raison du service.

— Quant à la femme, dit-il, si vous êtes l’ami de Méhmed-Pacha, elle est bien à vous : qui oserait lutter contre la faveur des grands ?

L’esclave n’avait pas bougé ; cependant elle avait fort bien entendu ce qui s’était dit. Elle ne pouvait avoir de doute sur sa position momentanée ; car, en pays turc, une protection vaut mieux qu’un droit ; pourtant, désormais je tenais à constater le mien aux yeux de tous.

— N’es-tu pas née, lui fis-je dire, dans un pays qui n’appartient pas au sultan des Turcs ?

— Cela est vrai, répondit-elle ; je suis Hindi (Indienne).

— Dès lors, tu peux être au service d’un Franc comme les