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VOYAGE EN ORIENT.

pastèques et les grenades qu’on nous faisait passer, il fallait verser nos ghazis, nos piastres et nos paras dans des bassins d’eau vinaigrée qu’on plaçait à notre portée.

Ainsi ravitaillés, nous avions oublié nos querelles intérieures. Ne pouvant débarquer pour quelques heures, et renonçant à m’arrêter dans la ville, je ne jugeai pas à propos d’envoyer au pacha ma lettre, qui, du reste, pouvait encore m’être une recommandation sur tout autre point de l’antique côte de Phénicie soumise au pachalick d’Acre. Cette ville, que les anciens appelaient Ako, ou l’étroite, que les Arabes nomment Akka, s’est appelée Ptolémaïs jusqu’à l’époque des croisades.

Nous remettons à la voile, et désormais notre voyage est une fête ; nous rasons à un quart de lieue de distance les côtes de la Célé syrie, et la mer, toujours claire et bleue, réfléchit comme un lac la gracieuse chaîne de montagnes qui va du Carmel au Liban. Six lieues plus haut que Saint-Jean-d’Acre apparaît Sour, autrefois Tyr, avec la jetée d’Alexandre, unissant à la rive l’îlot où fut bâtie la ville antique qu’il lui fallut assiéger si longtemps.

Six lieues plus loin, c’est Saïda, l’ancienne Sidon, qui presse comme un troupeau son amas de blanches maisons au pied des montagnes habitées par les Druses. Ces bords célèbres n’ont que peu de ruines à montrer comme souvenirs de la riche Phénicie ; mais que peuvent laisser des villes où a fleuri exclusivement le commerce ? Leur splendeur a passé comme l’ombre et comme la poussière, et la malédiction des livres bibliques s’est entièrement réalisée, comme tout ce que rêvent les poètes, comme tout ce que nie la sagesse des nations !

Cependant, au moment d’atteindre le but, on se lasse de tout, même de ces beaux rivages et de ces flots azurés. Voici enfin le promontoire dit Raz-Beyrouth et ses roches grises, dominées au loin par la cime neigeuse du Sannin. La côte est aride ; les moindres détails des rochers tapissés de mousses rougeâtres apparaissent sous les rayons d’un soleil ardent. Nous rasons la côte, nous tournons vers le golfe ; aussitôt tout change.