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VOYAGE EN ORIENT.

quelque rapport avec le madère par son goût sec et par sa force.

Un jour, le capitaine Nicolas vint nous rendre visite avec deux de ses matelots et son mousse. Nous étions redevenus très-bons amis, et il avait amené le hadji, qui me serra)a main avec une grande effusion, craignant peut-être que je ne me plaignisse de lui une fois libre et rendu à Beyrouth. Je fus, de mon côté, plein de cordialité. Nous dînâmes ensemble, et le capitaine m’invita à venir demeurer chez lui, si j’allais à Taraboulous. Après le dîner, nous nous promenâmes sur le rivage ; il me prit à part, et me fit tourner les yeux vers l’esclave et l’Arménien, qui causaient ensemble, assis plus bas que nous au bord de la mer. Quelques mots mêlés de franc et de grec me firent comprendre son idée, et je la repoussai avec une incrédulité marquée. Il secoua la tête, et, peu de temps après, remonta dans sa chaloupe, prenant affectueusement congé de moi.

— Le capitaine Nicolas, me disais-je, a toujours sur le cœur mon refus d’échanger l’esclave contre son mousse.

Cependant le soupçon me resta dans l’esprit, attaquant tout au moins ma vanité.

On comprend bien qu’il était résulté de la scène violente qui s’était passée sur le bâtiment une sorte de froideur entre l’esclave et moi. Il s’était dit entre nous un de ces mots irréparables dont a parlé l’auteur d’Adolphe ; l’épithète de glaour m’avait blessé profondément,

— Ainsi, me disais-je, on n’a pas eu de peine à lui persuader que je n’avais pas de droit sur elle ; de plus, soit conseil, soit réflexion, elle se sent humiliée d’appartenir à un homme d’une race inférieure selon les idées des musulmans.

La situation dégradée des populations chrétiennes en Orient rejaillit au fond sur l’Européen lui-même ; on le redoute sur les côtes à cause de cet appareil de puissance que constate le passage des vaisseaux mais, dans les pays du centre où cette femme a vécu toujours, le préjugé vit tout entier.