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VOYAGE EN ORIENT.

— Oh ! madame Carlès ! m’écriai-je, n’allez pas si vite dans votre système de conversion… Quelle idée vous avez là !

Je n’avais pas encore songé à cette solution… Oui, sans doute, il est triste, au moment de quitter l’Orient pour l’Europe, de ne savoir trop que faire d’une esclave qu’on a achetée ; mais l’épouser ! ce serait beaucoup trop chrétien. Madame Carlès, vous n’y songez pas ! cette femme a dix-huit ans déjà, ce qui, pour l’Orient, est assez avancé, elle n’a plus que dix ans à être belle ; après quoi, je serai, moi, jeune encore, l’époux d’une femme jaune, qui a des soleils tatoués sur le front et sur la poitrine, et dans la narine gauche la boutonnière d’un anneau qu’elle y a porté. Songez un peu qu’elle est fort bien en costume levantin, mais qu’elle est affreuse avec les modes de l’Europe. Me voyez-vous entrer dans un salon avec une beauté qu’on pourrait suspecter de goûts anthropophages ! Cela serait fort ridicule et pour elle et pour moi.

Non, la conscience n’exige pas cela de moi, et l’affection ne m’en donne pas non plus le conseil. Cette esclave m’est chère sans doute, mais enfin elle a appartenu à d’autres maîtres. L’éducation lui manque, et elle n’a pas la volonté d’apprendre. Comment faire son égale d’une femme, non pas grossière ou sotte, mais certainement illettrée ? Comprendra-t-elle plus tard la nécessité de l’étude et du travail ? De plus, le dirai-je ? j’ai peur qu’il ne soit impossible qu’une sympathie très-grande s’établisse entre deux êtres de races si différentes que les nôtres.

Et pourtant je quitterai cette femme avec peine…

Explique qui pourra ces sentiments irrésolus, ces idées contraires qui se mêlaient en ce moment-là dans mon cerveau. Je m’étais levé, comme pressé par l’heure, pour éviter de donner une réponse précise à madame Carlès, et nous passions de sa chambre dans la galerie, où les jeunes filles continuaient à étudier sous la surveillance de la plus grande. L’esclave alla se jeter au cou de cette dernière, et l’empêcha ainsi de se cacher la figure, comme elle l’avait fait à mon arrivée.