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DRUSES ET MARONITES.

ne le menaçait immédiatement, quittait ses habits ordinaires, prenait ceux de l’esclave, qui restait à l’attendre dans la tour, et, s’étant un peu noirci la figure de manière à déguiser ses traits, il descendait dans la ville pour se mêler au peuple et apprendre des secrets dont plus tard il faisait son profit comme souverain. C’est sous un pareil déguisement qu’il s’était introduit naguère dans l’okel des sabéens.

Cette fois-là, Hakem descendit vers la place de Roumelieh, le lieu du Caire où la population forme les groupes les plus animés : on se rassemblait dans les boutiques et sous les arbres pour écouter ou réciter des contes et des poèmes, en consommant des boissons sucrées, des limonades et des fruits confits. Les jongleurs, les almées et les montreurs d’animaux attiraient ordinairement autour d’eux une foule empressée de se distraire après les travaux de la journée ; mais, ce soir-là, tout était changé, le peuple présentait l’aspect d’une mer orageuse avec ses houles et ses brisants. Des voix sinistres couvraient çà et là le tumulte, et des discours pleins d’amertume retentissaient de toutes parts. Le calife écouta, et entendit partout cette exclamation :

— Les greniers publics sont vides !

En effet, depuis quelque temps, une disette très-forte inquiétait la population ; l’espérance de voir arriver bientôt les blés de la haute Égypte avait calmé momentanément les craintes : chacun ménageait ses ressources de son mieux ; pourtant, ce jour-là, la caravane de Syrie étant arrivée très-nombreuse, il était devenu presque impossible de se nourrir, et une grande foule excitée par les étrangers s’était portée aux greniers publics du vieux Caire, ressource suprême des plus grandes famines. Le dixième de chaque récolte est entassé là dans d’immenses enclos formés de hauts murs et construits jadis par Amrou. Sur l’ordre du conquérant de l’Égypte, ces greniers furent laissés sans toitures, afin que les oiseaux pussent y prélever leur part. On avait respecté depuis cette disposition pieuse, qui ne laissait perdre d’ordinaire qu’une faible partie